Pascal Mukamba

L’exil comme liberté

Pascal Mukamba

RÉCIT

Dépôt légal : octobre 2018 

Bibliothèque nationale du Québec 

Bibliothèque nationale du Canada

ISBN : 978-2-922377-46-0

Formatexte enr.
3603, rue Alfred-DesRochers Sherbrooke (Québec)
J1K 0A3 

formatexte@videotron.ca

Les faits et les propos de ce livre n’engagent que son auteur.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés par l’auteur pour tous les pays. ©


«Le fait de s’incliner n’humilie pas l’adversaire, mais l’élève.» (Gandhi)

À ma mère


Table des matières

PROLOGUE

UNE ENFANCE DIFFICILE

UNE ADOLESCENCE TROUBLE

UNE ENTRÉE PÉRILLEUSE CHEZ L’ADULTE

L’EXIL COMME LIBERTÉ

ÉPILOGUE


PROLOGUE

Toute expérience est bonne, qu’elle soit positive ou négative, car elle nous aide à grandir et à comprendre ce qu’est la vie, même si parfois celle-ci est plus facile pour certains et plus difficile pour d’autres. Qu’en a-t-elle été pour moi?

C’est ce à quoi j’ai voulu répondre à travers ces pages en me penchant sur ma vie. Né dans une famille pauvre, défavorisée au cœur d’un pays en pleine mutation, j’ai tenté de survivre, comme beaucoup des miens, à un enchaînement d’injustices de toutes sortes, lot de la très grande majorité des Congolais. Pendant que la très petite minorité de la classe dirigeante et les familles fortunées spoliaient mon pays, la République démocratique du Congo en pigeant dans les caisses de l’État ou en vendant nos richesses naturelles au plus offrant, l’immense majorité de mes compatriotes vivaient dans la misère la plus extrême.

J’ai dénoncé au grand jour cet état de fait en écrivant un rapport, La politique pathologique en République démocratique du Congo après trois années de recherches, rapport dans lequel je révélais la collusion et les malversations de nos gouvernements successifs aux dépens du peuple laissé à lui-même dans sa misère et sa pauvreté. Cette dénonciation m’a valu la prison, le camp de réfugiés, le bannissement et l’exil.

Ce récit se veut un témoignage, un long cri pour que la justice s’implante non seulement dans mon pays, mais partout où le peuple est opprimé, exploité, ostracisé. Car la lutte pour la justice vaut bien toutes les privations, les tortures et les condamnations.


UNE ENFANCE DIFFICILE

Je suis né à Bukavu en République démocratique du Congo dans la province du Sud-Kivu dans le quartier le plus pauvre de la ville, communément appelé Bizimana. Ma mère me nomma Pascal Mukamba.

À peine sept jours après ma naissance, un grand malheur s’abattit sur notre famille. J’appris par mon entourage, plusieurs années plus tard, que mon père était décédé des suites d’un accident de voiture. Sa mort soudaine avait tout bouleversé, tout changé, tout renversé dans ma famille. Car selon la culture de ma tribu Lega, ma mère n’avait aucun droit de gérer les biens de son mari, bien qu’ils aient eu quatre enfants et vécu plus de huit ans ensemble. Elle s’était ainsi retrouvée privée de toute ressource pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille. Sa situation pécuniaire était fort précaire, voire désastreuse, comme nous le verrons plus loin. Mais avant, j’aimerais vous présenter Marthe Ngalya, ma mère.

Elle est née en 1944 à Mwenga dans la province du SudKivu en République du Congo belge, aujourd’hui la République démocratique du Congo. Elle est la fille de Stéphane Mwetaminwa et de Jacqueline Yuma-Agnes.

Ma mère a été forcée de se marier à 13 ans comme l’exigeait la coutume. Son mari, monsieur Lubingo en avait 24.Ils eurent cinq enfants, deux filles et trois garçons. Selon les témoignages et commentaires de l’époque, son mari la battait régulièrement et la trompait souvent avec des voisines. Étant porté sur la bouteille, il passait ses journées à boire avec ses copains. «Il se baignait dans le verre», comme on dit en Afrique.

Le soir, il revenait à la maison en titubant. Ma mère appréhendait ses retours, car elle craignait pour ses enfants. Elle l’avait surpris un jour à tabasser le plus vieux parce qu’il avait renversé de la bouillie de manioc sur lui en la versant dans son gobelet. C’est pourquoi, quand elle le voyait approcher de la maison, elle leur demandait de rester dans la chambre qu’ils partageaient, peu importe les cris ou les coups qu’ils entendraient.

Il avait à peine mis les pieds chez lui, qu’il gueulait contre elle, la traitait de tous les mauvais noms, la violentait en la bousculant, la menaçait de mort, la faisait s’agenouiller avant de la violer tout en lui criant des cochonneries ou en lui crachant dessus.

Pendant des années, ma mère vécut humiliations, coups de poing, mortifications, sans jamais se plaindre jusqu’à ce qu’un jour, n’en pouvant plus de supporter cet enfer, mais surtout, craignant de plus en plus pour la vie de ses enfants, elle prit les moyens pour avertir sa mère, qui habitait à plusieurs kilomètres de chez elle, en chargeant une proche de celle-ci d’aller l’informer de ce qu’elle vivait quotidiennement.

Ma grand-mère écouta silencieusement sans sourciller les horreurs que son amie d’enfance lui raconta. Quand l’autre eut terminé son récit, ma grand-mère éclata en sanglots, se couvrit le visage de ses mains calleuses, dodelinant de la tête, comme si elle réalisait tout à coup les atrocités que sa fille unique avait vécues pendant sept ans alors qu’elle la croyait heureuse avec cet homme en qui elle avait toute sa confiance.

Dès le lendemain, ma grand-mère, Jacqueline Yuma, prit le long camion qui transportait des marchandises de Mwenga à Bukavu deux fois par semaine et débarqua chez elle. Aussitôt, sa mère comprit le calvaire que vivait sa fille en voyant son mari revenir chez lui, soul, violent et proférant des insultes, des menaces à l’endroit de sa fille et de ses enfants. Cachée dans la chambre de ses petits-enfants, elle surgit tout à coup et s’interposa entre sa fille et son gendre. Celui-ci, étonné de la présence de sa belle-mère chez lui, cessa de parler. « Je croyais que tu étais un bon garçon qui s’occupait de ma fille, qui subvenait à ses besoins, qui l’aidait à élever tes enfants, mais c’est tout le contraire; je me retrouve devant un monstre qui passe ses journées à boire, à ne rien faire. » gueula-t-elle,l’index sur sa poitrine. Son gendre eut à peine le temps de faire un pas en arrière qu’elle poursuivit. « Je n’ai pas fini, cria-telle en s’approchant encore plus de lui. Écoute-moi bien, je ne le répèterai pas deux fois : tu as fait souffrir ma fille, dit-elle les yeux en feu. Pendant toutes ces années, j’ai cru que ma fille était heureuse avec toi, que tu la protégeais, que tu l’aimais, mais j’ai appris que tu la traites comme une esclave. » rugit-elle. Avançant son visage tout près du sien : « Je pars avec elle et mes petits-enfants. Va te chercher une autre esclave! » mugit-elle avant de lui tourner le dos.

Rendue chez sa mère, Marthe éprouva au tout début une grande paix et un nouveau goût de vivre, mais elle se rendit compte très vite que son départ de la maison avait de nombreuses conséquences, dont celle d’assumer la subsistance de ses enfants, car sa mère ne pouvait y arriver seule.

C’est ainsi qu’elle commença à vendre les poissons que sa mère allait acheter dans la province voisine à Goma. Avec les profits de ses ventes, elle réussit à subvenir aux besoins de ses enfants y compris à payer les frais scolaires, les ardoises, les cahiers, etc.

Ce furent des années de tranquillité pour elle et ses enfants qui s’étaient fait de nouveaux amis à l’école et dans lequartier. Ma grand-mère était heureuse de partager ses jours avec sa fille unique et ses petits-enfants, tout en pressentant que ce bonheur ne durerait pas, car Marthe, un jour ou l’autre, referait sa vie avec un autre homme. Mais en attendant, ma grand-mère savourait ces années de bonheur qu’elle considérait comme un cadeau du ciel.

Cinq ans plus tard, ma mère, alors âgée de 25 ans rencontra Frédéric Musali, jeune veuf de 31 ans, père d’un petitgarçon de 12 ans, Milenge. Après quelques mois de fréquentations, ils décidèrent de se marier avec la bénédiction de ma grand-mère qui voyait en lui un homme responsable et aimant. Cette fois-ci, c’était son choix personnel et non un mariage imposé par la famille.

Très tôt, ma mère tomba enceinte ce qui rendit fou de joie son mari, car il se disait que son fils Milenge ne serait plus seul. Pour lui, la famille était au cœur de sa vie et il désirait ardemment fonder une grande famille. Il était déjà heureux de vivre avec les cinq enfants de Marthe et son fils, mais souhaitait au fond de lui l’agrandir encore. Ses vœux furent comblés, car de leur union, naquirent quatre enfants, trois filles et un garçon, moi.

C’est ainsi que nous avons formé une belle et grande famille recomposée de 10 enfants. Pour nous, nous étions tous frères et sœurs et nous nous aimions. Il va sans dire que notre mère y fut pour beaucoup, car l’amour a toujours été son credo en nous le rappelant chaque jour. Elle nous montra la tolérance, le respect, l’écoute de l’autre, mais surtout elle nous apprit à rejeter la violence physique par le dialogue et la compréhension mutuelle.

Encore aujourd’hui, quand je me penche sur mon enfance, je n’ai aucun souvenir que ma mère nous ait réprimandés sans raison valable. Quand elle devait faire preuve d’autorité parce que nous avions dépassé les bornes, elle le faisait toujours avec mesure et justice. Je l’imagine même aujourd’hui qu’elle le faisait toutes les fois avec un certain pincement de cœur.

Ma mère a toujours été pour moi un modèle à suivre, un phare qui me guidait et me guide encore, bien qu’un océan nous sépare. Mon père le serait peut-être devenu s’il n’était pas disparu si tôt après ma naissance. Je ne le saurai jamais.

Bien que j’appréhende ce qui vient, il est temps d’aborder mes premières années de vie sans la présence de mon père.


La mort précoce de mon père a occasionné plusieurs problèmes culturels et coutumiers qui ont plongé ma famille dans une grande cassure et une terrible pauvreté.

À la suite de notre expulsion de la maison par la famille de mon père qui n’avait pas accepté que ma mère héritât des biens laissés par son mari, notre famille devint, du jour au lendemain, vulnérable, sans ressource et misérable. Ma mère quitta donc la maison où elle avait été si heureuse avec son mari et ses 9 enfants pour aller se réfugier de nouveau chez sa mère, Jacqueline. Imaginez une famille de onze personnes vivant dans une bicoque de deux chambres que prirent les filles tandis que les garçons envahissaient le salon.

Les années qui ont précédé mon primaire ont été des années où, comme toute la maisonnée, je mis la main à la pâte. Malgré mon jeune âge, je travaillais avec mes frères et sœurs afin de pouvoir manger.

À cause de notre grand dénuement, mes sœurs aînées n’ont pu aller à l’école comme les autres enfants. Elles ont été forcées à faire de durs travaux, comme ravaler la façade de maisons, balayer et nettoyer le pavé, marcher des kilomètres pour laver le linge des lits, cultiver les champs, faire la cueillette de manioc et de maïs, etc. pour qu’on puisse avoir quelque chose à se mettre sous la dent. Pire, elles ont toutes été victimes d’évènements malheureux et violents, ayant pour conséquences des membres brisés, des visages tuméfiés, des grossesses précoces, des enfants nés de père inconnu. Pour toutes ces raisons, elles étaient déconsidérées, dévalorisées, humiliées, exclues de la société.

Comme on dit : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. » Et cela vint du côté de la famille de mon père où on célébrait notre malheur sous la férule de Milenge.

L’âge de cinq ans arriva. Il fallait que je commence l’école primaire, mais ma famille était incapable de payer le matériel et les frais scolaires, bien que ma mère tînt à ce que j’aille à l’école.

Je me souviens encore du premier jour de ma rentrée; c’est sans souliers, sans uniforme, sans crayon que ma mère m’accompagna à l’école. Tous les autres enfants étaient propres, portaient de beaux vêtements, avaient des sacs d’école et du matériel de classe. J’étais le seul qui n’avait rien. J’avais honte, car tout le monde me regardait. Je voulais me cacher dans les pans de la tunique de ma mère. Malgré mon trouble et ma gêne, ma mère m’encouragea en me disant que tout irait bien. Pourtant de retour à la maison avec moi, elle se mit à pleurer à chaudes larmes : « Dieu, j’ai tant souffert, pourquoi mes enfants aussi continueraient à souffrir comme moi? Si je suis pécheresse, mes enfants, eux, sont innocents. Aie pitié d’eux! »

Et de continuer à pleurer : « Je suis une analphabète et malheureuse. La seule chose que je te demande, mon Dieu,est que mes enfants puissent étudier pour qu’ils ne connaissent la misère que j’ai vécue. » Elle me tenait fort dans ses bras et ne cessait de pleurer. J’éprouvais une grande tristesse et trouvais déjà que le monde était injuste, mais je savais au plus profond de moi-même, que ma vie changerait un jour.

Le deuxième jour, je suis retourné à l’école toujours sans ardoise. Une enseignante, madame Machozi, voyant cela, me fit venir près d’elle et me ridiculisa devant toute la classe. Tous les élèves riaient. Elle me demanda pourquoi j’étais venu à l’école avec une culotte trouée, pieds nus, tout poussiéreux et sans ardoise? C’est alors qu’elle ordonna à tous les élèves de me crier : « III,OOO,AAA. TU FAIS HONTE. III, OOO, AAA. TU FAIS HONTE. III, OOO, AAA. TU FAIS HONTE. »

Cette enseignante me fouettait chaque jour comme si elle ne me voulait pas dans sa classe. Une petite erreur, comme chuchoter à un autre élève pour lui demander quelque chose, et j’étais sanctionné, alors que l’autre n’était aucunement réprimandé.

Bien plus, si j’étais en retard d’une journée pour payer les frais minervals (prime des enseignants), alors que trois jours de retard étaient acceptés, elle me jetait en dehors de la classe ou profitait de mon absence pour faire mon évaluation sans moi.

Plusieurs fois, j’ai été me plaindre à la direction qui me venait en aide afin que je sois considéré au même titre que les autres élèves. Mais rien n’y fit. Son comportement injuste m’a amené à développer une haine farouche contre elle à tel point que je ne voulais plus la revoir devant moi. Mais comme j’avais besoin de réussir, donc d’elle, j’ai caché ma haine sous des sourires hypocrites, sous une fausse courtoisie et sous des paroles affables et mielleuses.

Je me souviens toujours d’une journée particulièrement cruelle où elle s’était acharnée sur moi dès mon arrivée en classe et ce, jusqu’à mon départ. Fouet, tapes dans la figure, punition dans le coin, humiliations de toutes sortes, etc.

En revenant à la maison en pleurs, mes sœurs me demandèrent ce qui s’était passé à l’école. Je leur ai tout raconté. Celles-ci ont pleuré avec moi un long moment. Dès que ma mère arriva de son travail, on lui relata toute ma journée, mais encore une fois, elle m’encouragea à retourner à l’école les jours suivants.

C’est alors que, sans m’en parler, le lendemain elle est allée rencontrer le directeur pour lui parler du calvaire que je vivais dans cette classe. Touché par ce qu’il avait entendu à mon sujet, le même jour, le directeur rentra dans ma classe, se dirigea directement vers mon pupitre sous le regard inquiet de mon enseignante. « Mukamba, je veux te dire un mot », me dit-il en regardant madame Machozi. Étonné, craintif, je me suis levé, regardant tantôt ma maîtresse, tantôt mes camarades, ignorant tout de la situation. « Mukamba, viens avec moi » m’ordonna-t-il en me faisant signe de le suivre; ce que je fis. Une fois dans la cour extérieure, il me regarda droit dans les yeux et d’un ton autoritaire m’a demandé : « Es-tu à l’aise dans la classe? » Par peur d’être réprimandé, je suis resté calme, mais je n’ai rien répondu. Voyant que j’étais sur la défensive, il a voulu me rassurer en me promettant que notre conversation demeurerait secrète entre lui et moi et m’a répété, deux fois plutôt qu’une, que personne ne me fera du mal. Je n’ai pas réagi à sa promesse, craignant toujours un complot contre moi. Devinant que je ne lui faisais pas confiance, il m’informa que ma mère était venue le rencontrer. En entendant ces mots, j’ai relevé la tête comme pour mieux écouter ce qu’il allait me dire. « Mukamba, me dit-il d’une voix rassurante, que se passe-t-il entre toi et ton enseignante? » Je pris une profonde inspiration puis une deuxième, clignotai des yeux, sentis mes jambes trembloter et monter en moi une grande colère. Le directeur, les bras croisés, attendait avec patience que je finisse par parler.

« Mon enseignante ne m’aime pas et ne cache pas sa haine envers moi. » lui confiai-je. « Pourquoi, elle ne t’aime pas? me demanda-t-il d’une voix posée. «Depuis que je suis arrivé dans sa classe, elle me fouette pour un rien. Et puis… Comme vous le savez, les chefs de classe, en l’absence de l’enseignante, écrivent sur une liste les noms des dérangeurs. Ils n’ont jamais écrit mon nom sur la liste, mais ma maîtresse, par méchanceté, je suppose, m’a sanctionné plus sévèrement que ceux dont les noms étaient écrits sur la liste.»

Le directeur porta une main à son menton en ne me quittant pas des yeux. Me sentant de plus en plus en confiance, je décidai de poursuivre. «Ou encore, chaque jour que j’entre en classe, elle insinue que ma culotte n’est pas adéquate ou que ma chemise est sale. À cause de ceci, de cela ou pour un rien, elle me donne à chaque fois une vingtaine de coups de fouet de plus en plus fort. Si j’ai le malheur de pleurer, elle frappe encore avec plus de force, comme si elle se défoulait sur moi.»

Le directeur mit sa main sur le front, cachant pendant quelques instants son regard que j’espérais triste à la suite demon récit, laissa quelques secondes passer puis me demanda : « C’est tout? »

À mon tour de le regarder intensément dans les yeux, sentant toute ma haine sur mes lèvres. «Non!, criai-je. Chaque jour, elle demande à mes camarades de crier sur moi, comme si je ne méritais pas d’être avec eux. Ou elle me demande de balayer seul la classe après les cours alors que les autres le faisaient en groupe. Ou encore, elle me fait agenouiller à côté de son bureau pendant tout le temps qu’elle donne son cours. Une fois, j’avais assez mal aux genoux qu’ils étaient tout en sang. »

Je remarquai que le directeur semblait nerveux. Il se massa les tempes de ses mains, ferma les yeux un long moment, se mordit les lèvres. Il jeta un regard en direction de ma classe, vit que certains élèves regardaient la scène, se retourna vers moi. « Tu as des témoins?» Je lui répondis avec assurance : «Oui!» Il acquiesça d’un signe de tête. «Très bien. Qui sontils?» Je pris une profonde inspiration moins par nervosité que par la confiance qui m’habitait : «Anitha, la fille de mon enseignante, et les deux chefs de classe.» Il acquiesça de nouveau d’un signe de tête tout en se joignant les mains.

Il garda silence un long moment avant de m’ordonner de rester ici puis prit la direction opposée à ma classe. Je le regardai marcher d’un pas décidé en me demandant s’il me renverrait de l’école suite aux confidences que je lui avais faites ou s’il mettrait fin à mon calvaire. Seul avec mes pensées, je craignais avoir fait une erreur en lui faisant confiance. «On ne se méfie jamais assez des adultes.» me dis-je.

Cinq minutes plus tard, il revint vers moi accompagné d’un autre enseignant, monsieur Muganza, que je savais près de ses élèves. «Mon Dieu, ce serait merveilleux si je pouvais être dans sa classe!» murmurai-je. Dès qu’ils furent à ma hauteur, le directeur s’enquit : «Es-tu prêt à changer de classe?» En entendant sa question, aussitôt mon cœur se mit à cogner. «Oui!», répondis-je avec un grand sourire.

C’est alors que le directeur demanda à monsieur Muganza de rester là, d’attendre notre retour. Il me fit signe de le suivre dans ma classe où nous entrâmes sous les regards inquiets de ma maîtresse et impressionnés de mes camarades. Furieux, il s’adressa directement à son employée d’une voix cassante : «Enlève tout de suite le nom de Pascal Mukamba de ton registre d’appels. Quant au reste, on s’en reparle plus tard. Après ta journée d’enseignement, tu viendras me voir à mon bureau.» Puis se tournant vers moi : « Ramasse tous tes objets et après viens avec moi. » Avec fébrilité, je pris mon sac et je mis dedans, pêle-mêle, cahiers, crayons, ardoise, équerre, et me dirigeai vers le directeur qui m’attendait à la porte. Juste avant de quitter, je fis signe de la main à mes camarades pour leur dire : «Au revoir».

Arrivé dans la cour, le directeur me présenta monsieur Muganza. « Mukamba, voici ton nouvel enseignant. Je suisassuré que tu vas bien t’entendre avec lui et que monsieur Muganza va bien s’entendre avec toi. Allez, maintenant. »

« Viens Mukamba, je vais te montrer ta nouvelle classe.» Pressant mon matériel scolaire sur moi, je suivis monsieur Muganza, heureux de ne plus avoir affaire à madame Machozi et remerciai ma mère dans le secret de mon cœur. Juste avant d’entrer dans ma nouvelle classe, un grand soupir de soulagement m’envahit. Je me sentis léger comme un oiseau.

« Voici votre nouveau camarade. Il s’appelle Pascal Mukamba. » annonça-t-il à ses élèves à peine entré dans sa classe. Aussitôt, tous applaudirent, ce qui me toucha profondément. Monsieur Muganza m’assigna un pupitre près d’une fenêtre. «Tu peux t’asseoir Mukamba. Ce sera ton pupitre jusqu’à la fin de l’année.» Je m’y assis en souriant. Je regardai mes nouveaux camarades qui applaudissaient toujours. Je sentis mes larmes noyer mes yeux.

Les six derniers mois de l’année scolaire dans cette classe m’ont été bénéfiques parce que je me sentais, apprécié et aimé. J’étais stimulé à travailler, à faire tous mes travaux. Je n’étais plus jugé sur ma condition sociale et pécuniaire, mais sur mon intelligence, mon intégrité et mon attitude respectueuse envers mes camarades.

Si un malheur ne vient jamais seul, il en est de même avec le bonheur. En effet, quelques semaines plus tard la Caritas paroissiale décida de me venir en aide en me donnant une ardoise, cinq cahiers et beaucoup de crayons en plus de quelques habits et paires de souliers.

Déterminé à avoir de bonnes notes, j’ai travaillé si fort que j’ai réussi à me démarquer parmi les cinq premiers de la classe. Mes résultats scolaires ont encouragé la Caritas paroissiale à chercher pour moi un donateur qui accepterait de m’aider pendant plusieurs années. Trois mois plus tard, j’ai été pris en charge par la congrégation des Filles-de-Notre-Dame-de-laMiséricorde qui m’a aidé, jusqu’à la fin de mon primaire, à payer mes frais de scolarité et tout mon matériel pédagogique.

Malgré cette assistance grandement bienvenue, il y avait toujours le problème de la faim, sans cesse présent chez nous. Il n’était pas question de manger à notre faim, mes frères et mes sœurs n’y pensaient même pas, mais juste d’avoir quelque chose à nous mettre sous la dent. Un jour, je m’évanouis à l’école parce que je n’avais rien mangé depuis quarante-huit heures.

Manger était devenu une obsession. Ma mère fit l’impossible pour que nous puissions manger chaque jour. En vain. La pauvreté était notre identité. Et chacun d’entre nous finit par accepter notre condition d’indigents. Ne pas manger à notre faim était notre quotidien.

Malgré la peine qui se lisait dans ses yeux, ma mère n’a jamais baissé les bras. Comme elle était croyante, elle disait toujours : « Mes enfants, un jour votre vie changera. » Chaque matin, elle partait très tôt pour le marché soit seule soit avec mes sœurs et elle revenait souvent vers 19 heures. C’était le moment de préparer la nourriture quand il y en avait.

Notre besoin de manger se doublait à celui de nous protéger de la pluie qui compliquait aussi notre existence. Pourquoi? Parce que la toiture de notre bicoque était une passoire. Toutes les tôles qui couvraient le toit étaient trouées. Quand il pleuvait, on se couvrait avec des grands sacs de plastique. Parfois l’eau pluviale débordait des caniveaux, entrait dans la maison et s’infiltrait partout. Nous pataugions dans une eau boueuse, salissions tout ce que nous touchions, mouillions nos lits détrempés. Ma mère n’osait demander de nouveau de l’aide, se disant à chaque nouvelle inondation que cette situation n’était que temporaire.

Dans ma petite tête d’enfant, j’étais convaincu que, parce que nous étions pauvres, il était normal de vivre un ou plusieurs malheurs à la fois. Et si pendant un certain moment, il ne se passait rien, longtemps j’ai été convaincu que ce n’était que partie remise, que Dieu finirait par y pourvoir.

En autant que je me souvienne, ces évènements répétitifs durèrent une dizaine d’années, jusqu’à ce que mon frère Philibert allât demander de l’aide au père Paulo Maran de la paroisse Saint-Jean-Baptiste qui nous aida à construire une maison de quatre chambres. Le toit qui coulait et la maison inondée étaient choses du passé.


Comme je l’ai écrit : « La pauvreté était notre identité ». Notre indigence avait comme résultat que nous étions connus de tous les paroissiens et surtout du curé qui s’inquiétait de notre condition de nécessiteux. Déjà le fait de savoir que mes sœurs n’allaient pas à l’école, mais travaillaient chez des personnes aux mœurs douteuses, le préoccupait. Il connaissait trop bien les ravages, tant physiques que psychologiques, que cause la faim. Car il faut bien le dire, nous n’étions pas la seule famille de la paroisse vivant cette pénible situation; il y en avait plusieurs, mais elles ne comptaient que trois ou quatre enfants, tandis que nous… et de deux pères différents…

Outre la nourriture qui manquait, il y avait l’eau potable. Si nous étions incapables de payer notre nourriture, il en était de même de ce précieux liquide. Comme il nous était impossible d’acheter un bidon de vingt litres d’eau, il nous fallait parcourir huit kilomètres aller-retour pour puiser notre eau dans une source en descendant une côte abrupte, qui devenait glissante lors de la saison des pluies, et la remonter avec notre bidon rempli.

Pour nous laver, nous devions descendre une pente encore plus prononcée et longue jusqu’à la rivière Ruzizi qui sépare la province du Sud-Kivu (République démocratique du Congo) de la province rwandaise de Cyangugu. Cette rivière au débit rapide était connue pour ses nombreuses noyades chez ceux qui s’y aventuraient trop loin. Il n’était pas rare de voir flotter sur celle-ci le corps d’un enfant, d’une femme ou d’un homme.

J’ai un fort mauvais souvenir de ce lieu maudit qui longtemps m’est revenu à la mémoire. Il m’arrivait de faire des cauchemars certaines nuits et de me réveiller haletant et en sueur tant l’évocation de ce lieu était ancrée en moi, tant cet évènement m’avait stigmatisé.

J’avais à l’époque tout au plus 11 ans. Mon neveu, Trésor, et moi étions partis nous laver dans la rivière. Un grand garçon de notre quartier au début de la vingtaine dans un champ de manioc, a environ 500 mètres de la rivière, m’a appelé au moment où j’enlevais mon chandail. Je me suis retourné pour l’entendre me crier : « Pascal ne te baigne pas sans mon autorisation. Viens d’abord me voir.» Au moment où je m’apprêtais à le rejoindre, mon neveu m’a rappelé qu’il était un voleur et un bandit. Je ne l’ai pas écouté parce que je trouvais qu’il était impoli de ne pas répondre à l’appel de quelquelqu’un, surtout d’un adulte. Je suis parti en laissant mon neveu sur la grève avec une certaine inquiétude, mais tout en sachant que d’autres personnes qui étaient tout près veilleraient sur lui.

J’ai donc été rejoindre le jeune homme. À ma grande surprise au fur et à mesure que je m’approchais de lui, j’ai remarqué qu’il était nu, son membre raide, qu’il avait le teint cireux et les yeux rougis. J’ai aussitôt ralenti le pas avant de m’immobiliser. « Viens vers moi », m’ordonna-t-il d’une voix autoritaire. J’ai eu peur et j’ai tremblé en pensant à ce que mon neveu m’avait dit à son sujet. C’est alors que je le vis s’approcher de moi d’un pas décidé et, ce n’est qu’à ce moment, que je remarquai ses muscles bandés et son visage fermé comme un poing. « Je veux te montrer que les enfants n’ont pas le droit de venir se laver ici », me cria-t-il en me prenant la main violemment. Il arracha brusquement une tige de manioc et commença à me frapper. J’ai crié, mais personne n’est venu à mon secours, sauf mon neveu à qui le tortionnaire a servi la même médecine.

Nous pleurions tous les deux quand nous avons entendu : « Agenouillez-vous, je ferai de vous tout ce que je veux et personne dans votre famille ne me touchera.» Nous nous sommes agenouillés en tremblant pendant que lui tournait autour de nous. Après quelques secondes, il s’est arrêté devant moi et m’ordonna de nettoyer son anus parce qu’il venait de déféquer. J’ai répondu : « Non, je ne veux pas le faire! » J’ai senti ses gifles brûlantes sur ma figure. J’ai été étourdi, mes larmes se mêlaient à ses ordres qu’il répétait tout en continuant à me frapper.

Voyant que mon tortionnaire était prêt à tout pour se faire écouter, j’ai décidé à contrecœur de le faire en pensant à mon neveu qui vivait comme moi un calvaire. « J’accepte ce que tu me demandes ». À cet instant, j’ai entendu son rire diabolique. Il s’est alors accroupi devant moi, les jambes écartées, me présentant ses fesses couvertes de merde aux odeurs nauséabondes. « Nettoie-moi les deux fesses avec ta main droite; tu as bien compris avec ta main droite. » J’ai avancé ma main tout en fermant les yeux, évitant de respirer, craignant de vomir.

« Tu fais semblant ou pas? Si tu ne le fais pas rapidement, je vais te tuer. » Ma main à demi ouverte a suivi la courbe de la fesse qui m’a aidé à me guider jusqu’à son anus. J’ai ouvert toute grande ma main, raclant ses fèces qui emplissaient ma paume, débordant entre mes doigts. Une fois l’autre fesse raclée, j’ai étiré le bras et secoué loin de moi ma main remplie de merde. « C’est pas fini, une autre fois. » Toujours par crainte de mourir, j’ai nettoyé une deuxième fois son postérieur.

J’ai entendu alors son rire démoniaque pendant qu’il se levait en nous toisant du haut de ses deux mètres. « Levez-vous et retournez chez vous sans vous laver et sans regarder en arrière. » Aussitôt, nous nous sommes levés; j’ai pris la main de mon neveu avec ma main gauche et avons couru jusqu’à la maison en réalisant que nous avions oublié nos t-shirts là-bas.

Dès que ma mère nous a vus le dos lacéré, les yeux gonflés par nos larmes et ma main souillée d’excréments, elle nous a demandé ce qui nous était arrivé. En pleurant, nous lui avons tout raconté. Au fur et à mesure qu’elle nous écoutait, ses pleurs augmentaient. Une fois notre récit terminé, on entendit ses hoquets de tristesse. « Je regrette fort ce qui vous est arrivé, mais comme nous sommes pauvres, même si nous portons plainte à la police, on n’aura pas la chance de gagner le procès. De toute façon, nous n’avons pas l’argent pour porter plainte, mais j’irai voir ses parents ce soir. » nous a-t-elle promis avant de me laver la main.

Le lendemain matin, elle nous a fait un compte rendu de sa rencontre avec les parents du tortionnaire. Elle nous a dit que ceux-ci ont chassé leur enfant de la maison il y a longtemps à la suite de plusieurs actes criminels qu’il a commis et de ce fait, ils ne peuvent rien pour nous. « Malheur à nous les pauvres, car nous n’avons pas droit à la justice. » se désola ma mère en nous enlaçant.

Pendant des années, à chaque fois que je le voyais dans le quartier, je me sentais menacé et, pour contrer ce danger, j’ai commencé à développer une haine contre lui. Je me promenais dans la rue les poings fermés, la mâchoire serrée, les yeux vengeurs; il était devenu mon obsession où j’imaginais des scénarios de vengeance dans lesquels je lui demandais la même chose qu’il m’avait sommé de faire et même davantage. À genoux devant mon neveu et moi, nous urinions et déféquions sur lui avant de le battre au sang avec deux tiges de manioc. Dans un autre scénario, nous l’attachions tout nu à un arbre et attendions des heures qu’une bête sauvage arrive et le mange vivant. Juste d’imaginer ses cris de douleurs, ses supplications pour qu’on chasse la bête, ses larmes qui le faisaient suffoquer m’emplissaient de joie, de plaisir et de contentement.

J’en étais venu à me réveiller en sursaut pendant la nuit, étant convaincu qu’il était dans la pièce pour m’empêcher de mener mon projet à terme. J’en étais venu à me méfier de mon neveu, estimant que, vu son jeune âge, il finirait par tout lui avouer s’il le croisait dans la rue alors que ce dernier n’était même pas au courant de ce que je projetais. J’en étais venu à perdre la foi face à cette injustice que nous avions subie et devant le grand silence de Dieu à la corriger.

Quelques mois plus tard, ma hantise à nourrir ma haine a inquiété ma mère qui ne reconnaissait plus son enfant doux, bon, aidant pour les autres. Elle avait devant elle un enfant au visage dur, aux yeux noirs et aux gestes violents.

« Dis-moi ce que ton cœur cache, Mukamba. » m’a-t-elle demandé en me prenant les mains.

Penché vers elle, j’ai commencé à lui confier mes pensées de vengeance à travers mes sanglots pendant qu’elle me caressait le dos. Une fois ma confession terminée, elle m’a enlacé tendrement.

« Il faut reconnaître le prix du pardon Mukamba, m’a-t-elle murmuré. Le pardon libère, car si nous ne pardonnons pas, nous restons esclaves de notre passé. Le pardon est un chemin, le seul qui apporte la paix du cœur, la sérénité de l’âme. » Elle colla ma tête sur sa poitrine, ne cessant de me caresser le dos. « Pense au Christ sur la croix et à toutes les souffrances qu’il a endurées, à toutes les humiliations qu’il a subies du prétoire de Ponce Pilate au Golgotha. Rappelle-toi une de ses dernières paroles juste avant de rendre l’âme. »

J’écoutais sa douce voix qui me berçait de tout son amour; j’avais les yeux gonflés de larmes qui ne coulaient plus, respirant le doux parfum de son corps, me blottissant contre son sein, entourant sa taille de mes bras tremblants. « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » prononça-t-elle.

De ses mains, elle entoura mon visage et me sourit de tout son amour. «Pardonne à ton tortionnaire», susurra-t-elle avant de déposer un baiser sur mon front ridé.

Je la vis retourner à son travail en fredonnant une comptine qu’elle nous chantait certains soirs. Je portai une main, ma main droite, sur mon cœur en pensant que les mots d’amour et de pardon que j’avais entendus, la laveraient de ses mauvais souvenirs tout en expulsant de mon coeur mes pensées de colère, de haine et de vengeance.

Mais ce ne fut que des années plus tard que je compris que le pardon est un cheminement vers la grâce. Mais en attendant ma libération, je vivais ma souffrance, dans la hargne, convaincu que seule la vengeance m’apporterait la paix et que la loi du talion, symbolisée par l’expression « Œil pour œil, dent pour dent », était toujours pour moi l’unique justice.


Comme je l’écrivais plus tôt, la congrégation des Filles-deNotre-Dame-de-la-Miséricorde m’aida tout au long de mon primaire. Mais comme toute bonne chose a une fin, la congrégation mit fin à son programme d’aide aux orphelins dont je faisais partie et qui coïncidait avec la fin de mon primaire.

L’inquiétude revint me hanter. « Quel sera mon avenir? Devrais-je travailler comme mes sœurs dans des conditionsdégradantes? Devrais-je mettre fin à tous mes rêves? Pourquoi nous vivions dans la pauvreté alors que d’autres vivaient dans l’abondance? Pourquoi tant d’injustices sur la terre? Dieu nous aimait-il moins que les riches qui lui font de belles offrandes? Qui me viendrait en aide? »

Malgré la faim et la pauvreté, j’étais content d’être toujours à l’école, d’apprendre de nouvelles notions, d’apprendre à compter, à écrire, à réciter des poèmes. Je ne voulais pas penser à la fin de ce programme, car j’imaginais que ce serait aussi la fin de ma vie. Pourquoi tout ce qu’on aimait devait toujours finir? Pourquoi ce n’était pas la même chose avec la pauvreté? Pourquoi la justice n’était pas pour nous? Toutes ces questions et bien d’autres macéraient dans une colère sans fond. Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi?

Seul, dans le secret du soir, j’ai demandé l’aide de Dieu. « Aide-moi. Je suis si seul. Je voudrais continuer à aller àl’école pour plus tard aider les autres à sortir de leur misère, de leur pauvreté. Aide-moi à aider ma famille qui compte sur moi. Dis-moi ce que je dois faire. »

J’étais confiant que Dieu avait entendu ma demande, mais qu’il éprouvait ma foi. J’ai redoublé d’efforts dans mes études en pensant au proverbe : « Aide-toi et le ciel t’aidera ». Quelques mois plus tard, quelqu’un a écouté ma prière.

Il est vrai que j’étais un élève exemplaire. Mes résultats scolaires performants jouèrent, je crois, en ma faveur aux yeux de la congrégation des Filles-de-Notre-Dame-de-laMiséricorde qui ne m’a pas laissé tomber en me trouvant un autre donateur, cette fois-ci une religieuse du nom de sœur Vinci, qui m’a aidé jusqu’à la fin de mes études secondaires en m’encourageant de différentes façons. La confiance qu’elle m’a témoignée a été d’une aide précieuse, ses conseils judicieux dans mon choix de carrière m’ont profondément éclairé, mais surtout sa grande écoute quand je suis entré dans la période trouble de mon adolescence.

Elle était toujours à mes côtés, m’assurant que ma situation était passagère. Elle me donnait plusieurs exemples des conséquences qu’entraîne la délinquance juvénile.

Je me souviens un jour qu’elle m’avait parlé en présence de sœur Honorata. « Mukamba, me dit-elle, je t’aide parce que je vois que tu seras un homme responsable qui aidera les gens dans le besoin, sans tenir compte du nom de la tribu, de la couleur de la peau, de la religion de chacun ou de l’origine de la personne. Tu es désorienté présentement, mais dis-toi que cela n’est qu’éphémère et n’oublie pas que tes sœurs, ta mère et d’autres personnes croient en toi. Ne les déçois pas. Sois sage et prends l’éternel Dieu pour ton refuge. »

J’ai longtemps mis en pratique ses précieux conseils qui m’ont aidé à traverser toutes ces années. Je n’en saurais trop la remercier.

*****

En faisant mien ce que ma mère m’avait appris sur le pardon, douze ans plus tard, j’ai été retrouver cette enseignante devenue âgée pour me vider le cœur de toute la haine que je lui portais depuis tant d’années. Sans m’annoncer, j’arrivai chez elle à l’improviste, armé de toute ma haine. Je frappai à sa porte le cœur palpitant, les mains tremblantes. Elle vint ouvrir. M’apparut dans l’embrasure de la porte une vieille femme, s’appuyant sur une canne. Quelque peu déstabilisé, je me présentai en lui rappelant que j’avais été son élève. Voyant son regard sceptique, je nommai les noms de mes camarades de classe et de sa fille qui était dans la même classe. Je remarquai dans ses yeux qu’un certain souvenir remontait en elle. Elle me fit entrer, m’invita à m’asseoir et commença à m’interroger sur mon passé à l’école primaire Salongo Mwana (PEFACO). Je ne répondis pas tout de suite à sa question; je préférai lui parler de mes études secondaires que j’avais réussies avec succès. Je la remerciai de m’avoir appris à écrire, à lire et de m’avoir donné les bases de mon savoir. Elle me remercia chaleureusement en me disant que la très grande majorité de ses anciens élèves n’avait pas ma déférence à venir après toutes ces années lui témoigner de la reconnaissance. À entendre de tels propos de sa part, j’hésitai à verser ma haine sur elle pour m’en libérer. Mais une petite voix en moi me dit de poursuivre.

D’un ton posé et en cherchant les mots les moins blessants, je commençai à relever toutes les injustices que j’avais subies à cause d’elle : son acharnement à me frapper, son acharnement à me punir en me mettant à genoux dans un coin de la classe, son acharnement à m’humilier en faisant crier des mots méchants à mes camarades de classe à mon endroit, son acharnement à me jeter en dehors de la classe pour toutes sortes de raisons, toutes injustes, son acharnement à me détester.

Au fur et à mesure qu’elle entendait mes récriminations, je remarquais son visage s’attrister, ses yeux rougir, ses lèvres trembler, son corps se recroqueviller comme si elle ne voulait plus me regarder. Elle prit sa canne près d’elle et appuya la tête sur le pommeau en hoquetant. Devant sa souffrance, je me levai, ai marché les quelques pas qui nous séparaient l’un de l’autre et me suis agenouillé devant elle. À travers ses sanglots, j’entendis plusieurs fois le mot « pardon ». Je pris ses mains à la peau parcheminée et levai la tête. Je réalisai en regardant ses yeux fatigués de larmes que moi aussi, je n’étais pas parfait. « Que celui qui est sans péché… » À mon tour, je lui demandai pardon.

Nous n’entendions que nos respirations saccadées et nos soupirs hachurés. Elle me parla de son passé d’enfant abandonnée, de sa condition de fille-mère, de son rejet par sa famille, de son mari violent, de sa santé chancelante, de sa solitude, de sa fatigue de vivre. En l’écoutant, je compris qu’elle était dans le besoin.

Nous nous laissâmes en nous enlaçant; elle me remercia de mon courage avant de me confier que bien qu’elle fût chrétienne, l’œuvre du Diable était souvent en elle. « Ne fais pas payer aux autres tout le malheur que tu as vécu. Ne répète pas mon erreur. » me confia-t-elle, le visage défait, avant que je la quitte.

Bouleversé par nos étranges retrouvailles, une fois de retour chez moi, je décidai de l’aider en allant rencontrer le père Julien. J’avais bon espoir qu’il serait sensible à ma demande.

Deux semaines plus tard, je retournai chez elle, encore une fois sans m’annoncer. Quand j’arrivai, madame Machozi était devant son petit braséro avec sa fille Anitha, ma camarade du primaire. Elle parut surprise de me revoir tandis que sa fille, très vite, m’invita à entrer. Anitah et moi blaguâmes quelques minutes tout en nous informant sur ce que nous devenions.

Me retournant vers sa mère, je lui expliquai le pourquoi de ma présence chez elle. Je lui dis que, lors de ma première visite, j’avais compris qu’elle avait besoin d’une assistance médicale. « J’ai demandé au père Julien, que je connais, son soutien pour vous faire soigner. Tenez, vous avez ici plusieurs milliers de francs congolais. » En voyant la somme d’argent que je lui remettais, elle et sa fille pleurèrent de joie. « Oh, mon fils, que Dieu te bénisse. Dis-toi que quand tu auras besoin comme moi, quelqu’un d’aussi bon que toi, t’aidera. » me dit-elle ne m’enlaçant.

J’entendis derrière moi Anitha, sautiller de bonheur: « Dieu, s’est souvenu de ma mère. Merci de tout cœur Mukamba. »

Je les ai quittées une heure plus tard le cœur léger et l’âme en paix.


UNE ADOLESCENCE TROUBLE

Comme pour plusieurs, mon adolescence n’a pas été facile. Je suis né, comme vous le savez, dans une famille très chrétienne et pauvre. Ma mère me parlait constamment du comportement irréprochable que doit avoir un chrétien.

À l’école, j’aimais beaucoup le cours d’Éducation civique et morale qui nous apprenait les droits et les devoirs d’un bon citoyen. Il faut dire que durant mon adolescence, j’ai souvent marché à côté du chemin des bonnes mœurs, mais la présence de mon directeur spirituel, le père Luigi Lostoco, m’a aidé à traverser ces années troubles. Grâce à son encadrement, il m’apprit comment m’éloigner du péché et vivre dans l’amour de Dieu, bien que le désir de la chair m’envahît tout entier chaque jour.

Si je réussis à terminer mon secondaire sans trop de problèmes, à l’exception de quelques égarements spirituels,comme être hypocrite en simulant être aimable avec une personne que je détestais ou me tenir à l’écart d’un groupe par mépris parce que je craignais son jugement sur ma condition sociale ou encore mentir pour sauver la face, ce fut avant tout grâce à lui qui me guida sur la voie de l’amour de mes semblables.

Mais… il y avait ce combat en moi qui me tiraillait. Plus le temps égrenait mes jours et plus j’étais assailli par des pulsions sexuelles, surtout la nuit où j’étais envahi de pensées lubriques de toutes sortes; ma respiration devenait plus saccadée, haletante, mon corps suait et mon sexe se durcissait. Impossible de freiner mon désir fou.

Et quand le jour se pointait, je me sentais coupable de mon plaisir solitaire. Je savais qu’il était impossible de mettre mon imaginaire en acte, faire l’amour à une fille, car je risquais de perdre la bourse rattachée à mes études. Je décidai d’en parler à mon directeur spirituel.

Il me rappela que pour devenir prêtre, il fallait respecter le vœu de chasteté et de ce fait, éviter les lieux de tentations comme les bars, les pistes de danse et même la salle paroissiale à cause d’une certaine promiscuité qui pourrait devenir dangereuse pour mon âme. Il me fit comprendre que tout contact physique était une voie vers le péché, même un simple effleurement si involontaire soit-il, car le corps n’attendait que ce moment pour exulter. « Si le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », me dit-il en citant Blaise Pascal, « Le corps a aussi ses raisons, mais qui déplaisent à la raison », ajouta-t-il.

Les conseils de mon confesseur m’aidèrent à éviter les lieux de toutes les tentations et m’amenèrent à m’impliquer dans le chœur des Petits Chanteurs de la paroisse Saint-JeanBaptiste de Cahi, où je commençai à travailler sur mon estime personnelle. Ici encore, quelqu’un de très précieux m’aida dans ma quête en la personne du Maître de chant.

Très vite, ayant remarqué que j’étais timide et quelque peu complexé par rapport aux autres enfants, ce qui me poussait à m’isoler d’eux, il me confia la responsabilité de la Première voix, l’équipe des sopranos. Flatté, j’ai commencé peu à peu à m’engager dans la chorale en faisant des exercices de voix ce qui m’a permis de repousser ma timidité, de m’ouvrir de plus en plus aux autres au point que même à l’école, je commençais à m’approcher davantage de mes camarades sans craindre leurs jugements.

Malgré tout l’effort que cela me demandait, j’étais fier de moi, du chemin parcouru depuis mon enfance repliée sur moimême. J’avais l’impression de repousser mes craintes, de cesser de me considérer comme un moins que rien et de commencer à sourire à la vie.

Mais très vite, ces moments euphoriques laissèrent place à la réalité toute crue dont je croyais m’être débarrassé. Les conseils de mon directeur spirituel tinrent le fort pendant quelques semaines, quelques mois tout au plus, mais la mouvance de la vie me rappela que c’est elle qui avait le dernier mot.

Durant ces mois imprégnés des conseils du père Lostoco, j’avais évité toutes les tentations en me consacrant à la prière dans la frénésie de ma foi consolidée, en me donnant tout entier à ma fonction de Première voix, en récitant des centaines de fois le psaume 22, Le Seigneur est mon berger. Rien n’y fit. La nature me le rappela chaque jour et mes nuits devinrent de plus en plus agitées. J’en vins même à détester l’école, moi qui avais toujours adoré la classe et son lieu de savoir. J’en vins à la considérer comme le lieu premier de toutes les tentations, le lieu de ma perdition alors que mon confesseur n’avait jamais mentionné celui-ci comme l’endroit de tous les dangers pour mon âme.

Il était hors de question de quitter l’école en plein milieu de l’année scolaire, car les conséquences auraient été désastreuses pour moi et ma famille. Je n’osais imaginer la réaction de ma mère, sa déception, elle qui avait mis tous ses espoirs en moi.

Mon objectif était toujours de faire des études universitaires qui me permettraient d’aider les filles et femmes victimes de violences sexuelles, les enfants orphelins et autres personnes en souffrance.

*****

Dans ce domaine peut-être plus que dans les autres, j’ai repoussé l’évidence, préférant me mettre la tête dans le sable plutôt que d’accepter un passage incontournable, inhérent à la vie. Si nourrir son âme de prières et de bonnes actions est important, si nourrir son esprit de connaissances de toutes sortes l’est tout autant, qu’en est-il de son corps, vaisseau amiral de l’âme et de l’esprit, porte-flambeau de la foi et du savoir? Et si les multiples nourritures terrestres assouvissaient sa soif?

Mon directeur spirituel me guidait sur la voie de ma vocation sacerdotale en me protégeant du monde, en m’invitant à repousser les lieux de tentations, en me donnant des conseils pour mieux y parvenir, en obnubilant d’une certaine façon l’importance de la nature, voire en rejetant du revers de la main son essence. En théorie, j’adhérais aux propos idéaux de mon confesseur, un homme d’une soixantaine d’années, ayant oublié peut-être la force de la pulsion sexuelle chez un ado-lescent.

Je dois vous avouer que pendant des années, j’ai cru que mes dévotions finiraient par repousser ou tout au moins calmer mes pulsions de vie; j’ai voulu croire qu’elles n’étaient que passagères, qu’elles finiraient par s’étioler, comme semblait le sous-entendre le père Lostoco et surtout, surtout, j’ai fait mienne son assertion que ces pulsions puisaient leurs origines dans notre bas instinct et que, de ce fait, l’acte sexuel était quelque chose de… sale.

À cause de tous ces facteurs, ma vie sexuelle a été à plat jusqu’en belles-lettres, c’est-à-dire jusqu’à ma 12e année. À 17 ans, je ne connaissais rien de la chose sexuelle, seulement quelques-unes de ses manifestations nocturnes qui me perturbaient au plus haut point.

Quand un matin, je devais avoir tout au plus 14 ans, je me suis réveillé avec mon caleçon mouillé, j’ai pensé que j’avais uriné pendant la nuit sans m’en rendre compte. Honteux qu’une telle chose m’arrivât à cet âge, je n’en ai soufflé mot à personne, me disant que cet incident était un bête accident. Mais deux jours plus tard, à mon réveil, je sentis que la même chose était arrivée. Je mis une main dans mon caleçon pour constater que ce n’était pas de l’urine, mais un liquide blanc, épais et collant. Je me levai aussitôt, mis mon pantalon, et sortis dehors, ayant une seule idée en tête, comprendre ce qui m’arrivait, trouver la cause et savoir si ma vie était en danger.

Pas question d’en informer ma mère. Il ne restait que mon directeur spirituel à qui j’ai tout raconté. C’est lui qui a fait en quelque sorte mon éducation sexuelle, c’est lui qui m’a dit le nom du liquide blanc, épais et collant qui se retrouvait le matin dans mon caleçon. C’est encore lui qui m’a parlé de « pollutions nocturnes » quand elles ont été de plus en plus rapprochées. C’est toujours lui qui m’a informé des dangers de la masturbation et de ses conséquences désastreuses sur le plan spirituel. « La masturbation est une habitude qui nuit à la spiritualité; elle engendre peu à peu des penchants qui portent à l’égocentrisme et qui corrompent l’esprit. Chez certaines personnes, elle couvre leur visage d’acné, chez d’autres, elle développe différentes maladies qui peuvent entraîner la mort. »

Malgré le danger évoqué par mon confesseur, je décidai de faire la cour à une camarade de mon groupe. Commej’ignorais comment procéder, je me suis informé à un ami qui avait de l’expérience en la matière. Il m’a montré d’abord la façon d’aborder la fille, puis comment interpréter ses non-dits. À partir de ces informations, je me suis dirigé vers celle que j’avais repérée. Elle ne parut pas surprise que je l’aborde, ni d’écouter mes compliments et mes intentions.

Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre me répondre : « Merci pour tes flatteries, mais en ce qui concerne ta proposition de devenir mon amant, laisse-moi le temps d’y penser. Je vais te donner une réponse. »

Fou de joie d’avoir réussi à ce qu’elle s’intéresse à moi, je suis retourné voir cet ami que j’appelais « mon conseiller amoureux » qui m’avait donné le mode d’emploi. Il m’a félicité tout en se félicitant de ses si bons conseils.

Les semaines qui ont suivi ma grande demande ont été très fébriles. Comme je la côtoyais chaque jour, je ne me suis pas gêné pour lui rappeler ma présence à ses côtés en lui faisant des œillades, en allant la rejoindre pendant la récréation et en l’accompagnant après les cours jusque chez elle.

Les jours qui précédèrent sa réponse m’ont paru une éternité. Un début de doute surgissait en moi devant le temps qu’elle prenait à me faire connaître sa décision.

Un soir en la reconduisant chez elle, je la pressai de me répondre, impatient de connaître sa réponse, mais surtout de bannir le doute qui m’assaillait. Elle ralentit le pas avant de s’immobiliser, puis regardant le sol, elle me confia : « Je suis d’accord, Mukamba, de devenir ton amante, mais à une condition, précisa-t-elle en levant les yeux. Tu dois quitter ton église pour adhérer à la nôtre, l’église Kambanguiste. »

Je restai calme malgré son impossible condition à satisfaire. Tout en ne quittant pas son regard intense, je pensai à comment je pourrais régler ce problème. « D’un côté, j’ai une folle envie de la baiser, de l’autre côté, il n’est pas question que je trahisse ma foi. Qu’est-ce que je fais? » m’interrogeai-je.

Je sentis tout à coup sa précipitation à me quitter. Elle se détacha de moi en faisant un pas en direction de chez elle. Je la remerciai de sa réponse avant de préciser qu’il serait très difficile pour moi de trahir ma foi. « Je te propose une autre suggestion: continuons notre amour en mettant de côté l’aspect religieux. »

Elle se tourna vers moi et me dit : « Arrêtons pour aujourd’hui. On se reprendra plus tard. Va te reposer. »

Nous sommes repartis chacun de notre côté, déçus tous les deux de l’imbroglio.

Chemin faisant, un flot de pensées m’envahit. Au fur et à mesure que je pensais à notre situation, il me paraissait impossible de trouver une solution. D’un côté, il y avait mon désir impétueux de lui faire l’amour afin de satisfaire ma libido, d’un autre côté, il y avait tout le poids de ma foi et de ma famille qui contraignait mon ardeur. Car il n’était pas question que je trahisse ma foi et renie ma famille pour une simple question de plaisir physique. Et je crois qu’il en était ainsi pour elle; notre dilemme était le même.

Je m’arrêtai un instant et regardai les eucalyptus en tentant de trouver une issue à notre situation inextricable. J’avais beau peser le pour et le contre, rien n’y fit; notre situation demeurait un cul-de-sac.

Le cœur lourd, je repris ma marche en pensant aux jeunes héros de la pièce Roméo et Juliette que notre professeur de français nous avait fait lire au trimestre dernier. Quatre siècles plus tard, mais dans une autre partie du globe, Jolie et moi vivions la même tragédie à quelques nuances près : un amour impossible à cause de nos deux familles de conditions sociales et de foi différentes. « La mort serait-elle pour nous aussi la seule issue à notre amour? » murmurai-je en m’approchant de la maison.

Je pris une profonde inspiration afin de diminuer mon trouble, ne voulant pas que ma mère, qui m’attendait probablement devant le brasero, me posa des questions. Au moment où je poussai la porte, me revint à l’esprit la proposition de Jolie: «Si tu veux bien, on peut continuer à se fréquenter, mais en cachette. » J’esquissai un grand sourire, me convainquant que la solution à notre problème se situait dans une fréquentation clandestine.

Ma mère me vit entrer dans la maison tout sourire. D’un pas rapide, je me dirigeai vers mon lit.


Dès son arrivée le lendemain matin en classe, je glissai un petit billet dans sa main sur lequel j’avais écrit : « Comme je ne veux pas te perdre, j’accepte ta proposition qu’on se voit en catimini. » Elle n’eut aucune réaction et aucun regard pour moi. Elle prit mon bout de papier et l’inséra entre deux pages de son cahier de géographie.

La journée me parut une éternité. J’eus l’impression qu’elle évita de me regarder tout l’avant-midi, à la récréation ou en classe.

Après les classes, comme à l’habitude, je la raccompagnai chez elle. Après quelques minutes de marche, je diminuai le pas et me tournai vers elle : « Es-tu disponible ce soir? » Sans lever les yeux sur moi, elle me répondit : « D’accord, mais pas avant 19 heures. »

Je la laissai juste avant d’arriver chez elle pour ne pas que sa famille m’aperçût. Sur le chemin du retour, je me suis dit qu’enfin je pourrais passer plusieurs heures de la soirée avec elle.

Sans moyens de communication, comme le téléphone, je devais trouver un émissaire qui accepterait de servir de messager entre nous, les deux tourtereaux. J’avais pensé tout de suite à « mon conseiller amoureux » qui vivait dans le même quartier. Je pouvais être assuré de sa discrétion sur le sujet.

Je décidai de passer tout de suite chez lui pour l’en avertir. J’ai eu à peine le temps de lui expliquer mon projet qu’il me donna son aval. « Ça me fait plaisir d’accepter de jouer pour toi le rôle de messager. Je serai chez elle à 19 heures. »

Une fois de retour à la maison, je dus trouver un alibi pour justifier ma sortie nocturne. En regardant ma pile de cahiers sur le sol, j’ai su ce que je dirais à ma mère. « Nous avons un important examen de mathématiques demain à l’école. Je vais aller réviser la matière avec mes camarades. » Comme je n’avais jamais menti à ma mère, elle me crut sur parole.

À 18 heures, je quittai la maison avec mes cahiers et mes crayons pour la Salle paroissiale. À mi-chemin, juste avant de bifurquer de mon chemin, je tournai la tête à gauche à droite afin de m’assurer que personne ne me voyait prendre une rue qui menait ailleurs. Chemin faisant, je me suis rappelé l’adage que ma mère nous disait quand l’un de nous faisait un mauvais coup : « La marmite du Diable n’a pas de couvercle. » Je me sentis un peu coupable.

Mon messager m’attendait sur le bord du chemin en face de chez lui. Le soir était déjà tombé quand nous arrivâmes près de la demeure de Jolie. Je lui fis signe d’y aller. C’est alors que « mon conseiller amoureux » descendit la pente qui conduisait à la maison de mon amie pendant que je demeurais immobile un peu en retrait de la rue. Quelques minutes plus tard, mon messager revint m’annoncer que Jolie s’en venait. Je lui ai fait de nouveau signe, cette fois-ci pour qu’il retourne chez lui. J’avais eu besoin d’un messager; je n’avais pas besoin d’un chaperon. Je lui donnai la main juste avant qu’il ne quitte.

J’aperçus alors mon amie venir en ma direction. Sourire aux lèvres, je lui demandai comment elle allait. « Je trouve bien qu’on continue à se fréquenter discrètement jusqu’à ce que nous ayons la liberté de montrer notre amour à tous. » lui murmurai-je. Elle émit un sourire gêné.

Nous fîmes quelques pas quand j’aperçus un homme d’une grande stature à quelques mètres de nous qui nous regardait. Il vint en notre direction d’un air nonchalant. Je ne me souciai pas de sa présence, trop heureux d’être avec mon amoureuse, jusqu’à ce qu’il s’arrêta derrière elle et, d’un mouvement brusque du pied, la frappa dans les côtes.

Paniqué, j’hésitai entre aller près d’elle ou fuir, mais avant même de répondre à mon interrogation, il m’empoigna par mon chandail, me tira vers lui puis me donna une pluie de gifles et de coups de pied pendant que j’entendais Jolie crier de douleur.

Je m’affaissai de tout mon long alors qu’il continuait à me tabasser partout sur le corps. Je hurlai de douleur et pleurai à chaudes larmes quand tout à coup, j’entendis une voix de femme : « Arrête, tu vas le tuer, il va mourir. Laisse-le, laissele. » Les coups de pied cessèrent; quelqu’un se pencha sur moi, me demanda mon nom, répéta plusieurs fois la question. Tout tournait autour de moi; je sentis un liquide chaud couler sur ma joue, mon front me faisait affreusement mal et j’avais peine à bouger. Je me mis à geindre et recommençai à pleurer.

Une main me souleva un bras; je relevai ma tête ensanglantée. Je vis une femme d’un certain âge penchée sur moi, l’index pointé en ma direction : « Tu vas mourir pour rien, me dit-elle d’une voix menaçante. Ma fille n’étudie plus à cause de toi. » Puis regardant mon bourreau : « Si tu les trouves encore ensemble, frappe ce chien plus fort que tu l’as fait ce soir. Tu as compris, mon fils? » Se retournant vers moi, son index pointant cette fois en direction de ma maison : « Va-t’en tout de suite! Va-t’en chez toi! »

Je me traînai puis me levai avec difficulté comme si mon corps refusait de m’obéir. « Qu’est-ce que tu attends pour partir. Veux-tu que mon fils te donne tes coups de pied au cul pour que tu comprennes? », me cria la mère. Malgré la souffrance, je réussis à me lever en titubant pendant qu’elle engueulait sa fille : « Tu veux devenir une putain? C’est ça? Tu veux être une putain comme sa mère? C’est ça? Retourne à la maison, tu vas voir de quel bois je me chauffe! »

Pendant le trajet de mon retour, je me demandais ce que je dirais à ma mère pour justifier mon état lamentable. Je me touchai le front; une bosse douloureuse le gonflait et mes doigts devinrent maculés de sang dès que je massai mes tempes. J’avais énormément peur que ma mère apprenne cet évènement. « La marmite du Diable n’a pas de couvercle », ne cessait de répéter ma conscience.

J’entrai dans la maison à pas de loup en espérant que mes frères et sœurs dorment et que ma mère… Mais peine perdue, elle était là à l’entrée devant le brasero. Elle me dévisagea de la tête aux pieds sans un mot. Je sentis monter en moi une terrible culpabilité; j’aurais voulu être à cent lieues d’ici. Je me fis le plus petit possible en sachant très bien que ma situation était indéfendable.

« Que s’est-il passé? » me demanda-t-elle d’une voix très douce. Je ne répondis pas et tentai de cacher mon trouble. « Où sont tes cahiers? » poursuit-elle avec calme. C’est alors que je décidai de jouer le tout pour le tout. « Comme je lisais dans mon cahier en traversant le pont qui conduit à la paroisse, j’ai fait un faux pas et je suis tombé dans le grand caniveau. »

En entendant mon explication qu’elle a crue, elle se leva, vint vers moi et me toucha les côtes, l’abdomen, les bras et monta ses mains jusqu’à mon visage qu’elle commença à explorer. Je remarquai que son expression changea au fur et à mesure qu’elle y promenait ses mains. « Mais… on dirait qu’il y a des traces de doigts sur ta figure, comme si quelqu’un t’avait frappé. » Encore une fois, je lui mentis : « Non, non, maman, personne ne m’a frappé. » lui répondis-je en me dirigeant vers ma chambre.

Pendant une semaine, je ne pus aller à l’école à cause de mes nombreuses blessures et de la fièvre qui me gardait au lit. Ma mère savait qu’on m’avait frappé, mais je n’ai jamais changé ma version malgré ses nombreuses questions.

Quant à Jolie et à moi, d’un commun accord, nous avons décidé de mettre fin à notre relation amoureuse naissante. Attristé de mon expérience malheureuse, « mon conseiller amoureux » m’a proposé une nouvelle piste pour satisfaire ma libido : « Si tu fréquentes des prostituées, personne ne viendra te frapper et tu n’auras aucune lésion physique. Qu’en penses-tu Mukamba? »

Sa question méritait toute mon attention. 


Pendant ma convalescence, j’ai longuement réfléchi à ce que mon ami, Prince m’avait proposé. Sur le coup, aller voir les prostituées était alléchant et m’excitait au plus haut point. Par contre, si je faisais mienne la proposition de Prince, cela ne serait pas nécessairement sans conséquences. D’abord les maladies vénériennes dont on nous parlait dans le cours Éducation à la vie. Tout le monde savait qu’elles proliféraient sur le continent africain. Et que dire maintenant si mon directeur spirituel apprenait la chose? Je n’osais imaginer sa colère et les conséquences qui en suivraient, comme cesser toute assistance tant monétaire que spirituelle. Quant à ma mère qui me croyait franc, droit et juste, elle serait amèrement déçue si elle apprenait la vérité. Elle serait capable de me maudire, de me jeter de la maison, de m’oublier à jamais.

En fréquentant ce monde d’une façon discrète, je garderais la confiance de mon confesseur et celle de ma mère, mais pour ce faire, je devais leur mentir. J’esquissai un léger sourire en pensant que ce ne serait pas la première fois, tout en me rappelant que « La marmite du Diable n’a pas de couvercle. »

Je me suis dit enfin, que je ne pouvais pas recommencer une expérience aussi humiliante et souffrante que celle que je venais de vivre avec Jolie, à cause, entre autres, de ma situation d’indigent.

C’est en paix que j’ai décidé de suivre le conseil de mon ami, Prince, malgré ma grande foi en Dieu.

Deux semaines après ma convalescence, je commençai à fréquenter les prostituées en ne cessant de penser que je devais être extrêmement discret. Pour ce faire, j’y allais le soir quand l’obscurité était totale, mais pour m’y rendre, je devais mentir à ma mère. J’avais trouvé une série d’alibis comme de faire la lecture à la bibliothèque paroissiale, de pratiquer à la chorale des Petits Chanteurs ou d’accompagner un ami à une activité quelconque.

La distance de chez nous au quartier général des prostituées était environ de deux kilomètres. Arrivé près des premières maisonnettes, je regardai de tous les côtés afin de voir si, par hasard, quelqu’un qui me connaissait serait là. Rassuré qu’il n’y eût aucune de mes connaissances sur place, je frappai à une porte. « C’est occupé », cria une voix de femme. Je fis quelques pas jusqu’à la prochaine porteet cognai: « C’est occupé », cria une autre voix de femme. Je me dirigeai vers la troisième porte et frappai. « Entre », cria une autre voix de femme. Nerveusement, je poussai la porte qui émit un long grincement. « Viens ». J’avançais vers elle dans la pénombre et manquai de trébucher en marchant sur une chaussure. « Tu as combien d’argent sur toi? » Timide, craintif, je lui répondis : « 700 francs congolais ». Elle me tendit une main ouverte; je fouillai dans ma poche et lui remis les francs qu’elle déposa aussitôt dans un petit coffret sur sa table de chevet. Elle me fit signe d’avancer et me donna un préservatif pendant qu’elle se coucha sur son lit toute nue. Je restai un moment figé de voir son corps offert à tous les plaisirs. « Alors,quoi? Qu’est-ce que tu attends? Que je descende ta braguette? » Je m’avançai intimidé vers elle, craignant un instant de ne pas être à la hauteur. « C’est la première fois que tu viens ici? » me demanda-t-elle. D’une voix à peine audible, je murmurai : « Oui ».

Je quittai quelques minutes plus tard, satisfait physiquement, mais déçu de l’expérience. Sur le chemin du retour, les regrets commencèrent à émerger en moi en me disant que je venais de pécher contre Dieu, que j’avais dilapidé les 700 francs gagnés difficilement et destinés à ma famille, que je devais cacher à mon confesseur mon escapade au bordel, lui filtrant la vérité tout en m’assurant d’avoir son pardon pour mes péchés véniels qui lui étaient connus. Je n’osais penser à ma mère, à son amour inconditionnel. « Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait? », murmurai-je en m’essuyant les yeux.

Arrivé à la maison, je me sentis plus calme, moins coupable d’autant plus que ma mère était déjà couchée. Évitant de faire le moindre bruit pour ne pas réveiller la maisonnée, j’allais me coucher en espérant que mes regrets n’assaillent ma courte nuit. Une parole de la Bible me revenait à l’esprit : « Ne savezvous pas que celui qui s’unit à la prostituée n’est avec elle qu’un seul corps? Car il est dit que les deux ne seront qu’une seule chair. »

Les jours suivants, j’étais heureux de retrouver mon quotidien rassurant en vaquant à mes occupations habituelles : l’école qui achevait, les travaux domestiques, la chorale et la bibliothèque. Plus les jours filaient et moins je sentais ma culpabilité me tenailler à tel point que l’idée m’est venue d’y retourner, moins par désir que par défi. J’avais beau chasser cette pensée farfelue qu’elle revenait sans cesse, comme si cette première fois avait toutes les composantes d’une habitude, voire d’une obsession.

Mon corps n’était plus le vaisseau amiral de mon âme, mais le temple de Satan, car cette dépendance au sexe m’amené à plusieurs errements graves, tels le mensonge, l’hypocrisie, l’égoïsme.

Trois semaines plus tard, je me suis retrouvé au quartier général des prostituées, plus sûr de moi. Mais pour me retrouver là-bas, il fallait à chaque fois que je mente à ma mère. Cela devenait de plus en plus facile, car j’avais toujours toute sa confiance. Quant à mon directeur spirituel, je lui ai menti pendant toutes ces années sans qu’il ne se doute de rien. J’étais devenu obsédé par le sexe, mais mon hypocrisie face aux personnes que j’aimais me rongeait de plus en plus. Quand je lisais la Bible, je me comparais à Judas, me trouvant abject, infâme, traître, mais la semaine suivante, je retournais au quartier général.

En juillet de la même année, je réussis mon diplôme du secondaire avec joie et fierté. Comme je n’avais pas l’idée de cesser mes études, même si ma famille était incapable de payer mes études universitaires, je menai plusieurs démarches auprès des religieuses de la congrégation des Sœurs missionnaires Notre-Dame d’Afrique, communément appelées les « Sœurs blanches », dont une, sœur Maria, qui me connaissait depuis longtemps. Elle me référa à deux jésuites, le père Gallez-Louis et le père Luc-Van Destin qui financèrent toutes mes années universitaires en espérant toujours que je devienne prêtre. Malheureusement, ce n’était pas ma vocation et encore moins mon choix. Malgré cela, ils ont continué à m’aider.

En fait, pour tout dire, durant mes trois premières années universitaires, je menais une double vie. D’un côté, je fréquentais l’Université catholique de Bukavu en droit privé. J’avais été chanceux qu’on m’accepta, car cette faculté était réservée à des jeunes gens dont les familles étaient fortunées. Ma mère était fière de moi et ne cessait de me répéter qu’un jour je deviendrais une personne importante dans la société. De l’autre côté, je courtisais aussi assidûment le quartier général.

Et ce qui devait arriver arriva. Je reçus un cadeau de mes trois années d’égarements. Un jour, je me suis rendu compte que lorsque j’urinais, j’avais mal. Je ne m’en suis pas trop inquiété sur le coup. J’ai continué à être discret là aussi, me disant que ce mal passerait. Mais sept jours plus tard, j’ai été incapable d’uriner tant la douleur était insupportable. « La marmite du Diable n’a pas de couvercle ». Cette fois-ci, je ne souriais plus.

Je décidai d’aller à l’hôpital sans en souffler un mot à ma mère. Rapidement le diagnostic tomba : la gonorrhée. Le médecin me demanda : « Avez-vous une seule ou plusieurs partenaires? » Je lui mentis à lui aussi. « Je n’en ai aucune ». Il me regarda dans les yeux : « Cette maladie se transmet uniquement par une relation sexuelle. Je vous repose la question. Avez-vous une seule ou plusieurs partenaires? » Gêné, honteux d’être découvert, je lui ai avoué que je fréquentais des prostituées depuis trois ans.

Assis derrière son bureau, il me donna une prescription. Me regardant sous ses lunettes, il me dit d’une voix ferme : « Allez passer les examens généraux pour le corps au laboratoire et retournez après dans la salle d’attente. Dès que j’aurai les résultats, je vous appellerai. »

Debout à l’écart dans la salle d’attente, je craignais d’avoir une maladie mortelle; j’imaginais qu’il ne me restait que quelques semaines à vivre. Je pensai à ma famille, ma mère, mes sœurs, mes frères, à tous ceux qui m’ont aidé financièrement, à mon directeur spirituel, à Jolie, mon premier amour et… au quartier général.

Trois heures plus tard, le médecin m’annonça que je n’avais pas le sida, ni l’herpès, ni l’hépatite B, ni la syphilis,mais que si je continuais à fréquenter des prostituées, je courrais un grand danger d’attraper une de ces maladies dont certaines affectent gravement l’organisme.

Je quittai son bureau en remerciant la vie de m’avoir protégé dans tous mes errements, fermement résolu à mettre fin à mes expériences débridées. Je me dirigeai vers la maison, heureux de vivre dorénavant sans les prostituées tout en sachant que je devrais satisfaire ma libido. Le moment était peut-être venu pour moi de mettre un terme à cette adolescence prolongée en pensant à mon avenir.

En m’engageant dans l’entrée de la maison de ma mère, je me suis dit que j’étais chanceux, béni par les anges et toute la cohorte céleste, d’être entouré de personnes qui m’aimaient dans la pauvreté. Quand je poussai la porte, ma sœur, Jacqueline était en train de préparer le repas. Devant ma figure radieuse, elle s’exclama : « Mon Dieu as-tu gagné à la tombola pour avoir un si beau sourire? » Je rigolai.


Plus les semaines s’écoulèrent et plus je sentais le besoin de faire le tour de ma courte vie afin de me préparer au futur, afin de comprendre pourquoi j’avais toujours un haut-le-cœur quand je pensais à certains évènements difficiles que j’avais vécus des années plus tôt. Je voulais cicatriser ces blessures d’enfance qui m’empêchaient de trouver la paix de l’âme tant elles me lacéraient encore le cœur.

Je décidai de faire une retraite au monastère des franciscains dans la paroisse de Nyantende pour m’aider à y voir plus clair, pour tourner la page sur ces expériences malheureuses.

Pourquoi tous mes mensonges? Comment en étais-je venu à prendre cette voie? Combien d’argent jeté à la poubelle pour satisfaire ma libido? Combien de rencontres négligées avec mon directeur spirituel? Combien de pratiques à la chorale séchées?

Je tentais de trouver une explication en me disant que durant toutes ces années, je vivais une vie sociale marginale étant donné que j’étais totalement exclu des groupes de mon école. Je n’avais aucun droit d’aimer ou d’être aimé par une fille. Dès que j’en courtisais une, celle-ci me répondait : « Tu es pauvre. Que peux-tu me donner? Même ta famille n’a rien à m’offrir et si je sortais avec toi, je n’aurais pas le choix de faire partie d’une famille pauvre comme la tienne. »

Jusqu’à la toute fin de mes études secondaires, me répétai-je, je n’avais jamais réussi à faire l’amour à une fille avant… Et la fin abrupte de ma relation avec Jolie me l’avait rappelé chaque jour. Ces années de mensonges et de faux-fuyants ont été un enfer pour moi, car je craignais qu’on découvre mon jeu.

Le dimanche, j’allais à l’église comme d’habitude, je participais à des activités religieuses, je priais chaque jour, mais en réalité j’étais devenu une coquille vide; je faisais mes dévotions moins par conviction que par intérêt social. Je prenais mes distances face à Dieu. Malgré mon attitude posée, mes sourires mielleux et mon air sérieux, je me sentais prisonnier de mes actions immorales, je me sentais dans une prison à ciel ouvert.

Je pensais souvent à ce que m’avait dit un jour mon frère, Cléophas : « Malgré ton corps propre, tu sens le péché et je t’invite à te repentir. »

Longtemps j’ai simulé de ne rien comprendre ou j’ai attribué ses propos à du harcèlement. Ce ne fut que plus tard que j’ai compris qu’il voulait que j’abandonne la voie du dévergondage.

La prière me permit en ces jours de retraite fermée de revisiter certaines rencontres cruciales dont une avec ma mère au sujet de ma naissance.

Longtemps, par ignorance, j’attribuais toutes les misères que je vivais à l’absence de mon père; je me disais que si celuici avait été présent dans ma vie, j’aurais vécu aisément comme les autres enfants. Je me rappelle que, lassé de jeter mon dévolu sur lui depuis des années, j’avais décidé de demander une fois pour toutes à ma mère : « Où est mon père? »

« Tout cela, c’est du passé », ne cessait-elle de me répéter comme si elle ne voulait pas me dire la vérité ou n’y parvenait pas. Elle se réfugiait dans les larmes au lieu de me répondre.

Décidé à en avoir le cœur net, tanné de son non-dit, écœuré qu’elle me cachât encore et encore la vérité, je décidai de le demander à ma grande sœur, Marie-Claire, alors âgée de 23 ans. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre sa réponse : « Je n’ai pas à te dire ce qui en est. Je crains trop les réprimandes de notre mère. Voilà! »

« Pourquoi épaissir le voile du mystère? » me demandai-je à moi-même.

Avec courage, j’allai rencontrer une vieille femme de mon quartier qui connaissait très bien ma mère et qui se résolut à me dire la vérité, mais sous plusieurs conditions, dont celle de ne pas citer son nom pour ne pas s’attirer des ennuis. Elle me confia que ma mère avait honte d’avoir fait des enfants avec deux maris à cause du jugement sévère de la société africaine qui ne pardonne pas à une épouse de quitter son foyer, même si elle subit quotidiennement des mauvais traitements physiques et psychologiques. Cette vieille femme m’apprit toute lavérité sur mon père et sur ce qui s’était passé après sa mort. C’est là que je me suis rendu compte que la famille de mon père, oncles et tantes ainsi que mon demi-frère, Milenge, avait pris tous ses biens en justifiant leur décision par des accusations mensongères qui portèrent atteinte à la réputation de ma mère.

Une fois que j’ai connu la vérité, j’ai pris quelques jours pour réfléchir à tout ce que je savais. Une semaine plus tard, je revins vers ma mère et mes sœurs pour leur raconter tout ce que j’avais appris sur elle et mon père. Une fois que j’eus fait le récit de mes découvertes sur son passé mis sous le boisseau, je lui demandai avec colère et violence : « Pourquoi m’as-tu caché la vérité? »

Je revois encore sa figure attristée par mon ton accusateur. Mais à la toute fin de notre rencontre, je me rappelle del’avoir rassurée en lui disant que je l’aimais et que je serais toujours à ses côtés pour sécher ses larmes. « Sois en paix, j’ai confiance en Dieu et comme tu le répètes toujours, maman, je serai un grand homme et je changerai ta vie. »

Ces paroles, je ne les ai jamais oubliées, car elles ont été prononcées après que j’eus délaissé la haine que j’avais entretenue contre plusieurs personnes que j’avais croisées dans ma jeune vie.

Bien que l’histoire troublante de ma mère me révoltât à cause de son lot d’injustices, j’avais décidé de devenir unhomme responsable, capable de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille.

Au dernier jour de ma retraite, à la suite d’une longue marche dans les jardins du monastère avec le père Élie, un franciscain responsable des novices de la communauté, je revins dans ma cellule avec l’urgent désir de me libérer du souvenir malheureux de mon tortionnaire. Le temps de la vengeance était révolu.

Pour ce faire, j’ai pensé à cet évènement que j’avais vécu il y trois ans quand ma mère accueillit mon demi-frère, Milenge, alors âgé de 32 ans; lui, avec la connivence de la famille de mon père, avait pris tous les biens qu’elle et son mari avaient acquis avant de la chasser sèchement de la maison conjugale.

À cause de tout cela, mon demi-frère était pour moi un ennemi à abattre et l’origine de tous mes malheurs. Mais quand ma mère tomba gravement malade et qu’elle crut ses jours comptés, elle décida d’inviter mon demi-frère sans nous en parler.

Deux jours plus tard, nous le vîmes arriver, accompagné de son dernier enfant, âgé de 4 ans. Il nous salua en nous souriant, mais mes sœurs et moi lui avons tourné le dos.

Étendue sur une natte dans le salon, ma mère l’accueillit avec joie en le remerciant d’être venu. Assis par terre près d’elle, mes sœurs et moi nous nous demandions ce qu’il faisait ici. C’est alors que ma mère, après l’avoir invité à s’asseoir auprès d’elle, lui dit d’une voix affaiblie : « Milenge, mon fils, je t’ai fait venir pour te dire que je t’ai pardonné depuis longtemps et je ne considère plus cette histoire passée comme une injustice. » Elle prit une pause. « Ne pense plus aux évènements passés, et ne considère plus ce qui est ancien. » a écrit le prophète Isaïe, rappela-t-elle.

Déstabilisé par ses paroles, il tenta de se justifier d’une voix chevrotante en revenant sur ces évènements anciens. Ma mère l’interrompit : « Je ne veux plus écouter des évènements passés il y a 17 ans. Mon seul but en te faisant venir ici, était de te dire que je t’ai déjà pardonné et que si de ton côté, tu as quelque chose contre moi, j’ai besoin de ton pardon avant de partir. » Il baissa la tête et garda silence pendant quelques secondes. Nous n’entendions que les gazouillements de l’enfant. Tout en se levant lentement, il regarda ma mère et lui dit : « Je vais revenir plus tard. » Puis s’adressant à son fils :

« Viens, on retourne à la maison. » Tous les deux quittèrent sans nous dire au revoir.

Je sentis ma mère heureuse de lui avoir rappelé qu’elle lui avait déjà pardonné depuis longtemps. « Laissez-moi seule, maintenant, je vais me reposer quelques minutes. » nous ditelle.

Je sortis de la maison en pensant à ce que ma mère venait de faire. Je savais depuis des années que moi aussi j’avais un chemin semblable à prendre pour faire disparaître à jamais l’image de mon tortionnaire qui surgissait certains jours en moi et que je repoussais.

Je délaissai ma cellule et marchai dans le corridor, une main sur le mur comme pour m’aider à garder l’équilibre. Une fois dans les jardins, j’empruntai le sentier qui menait au lac tout au bas du monastère.

Assis sur un banc, j’écoutai le cri des oiseaux qui se reposaient sur le plan d’eau avant de poursuivre leur migration. Leurs cris étaient miens, le même son guttural, celui de la frayeur.

Je plongeai dans l’année trouble de mes 11 ans. Un déluge d’images révoltantes déferla en moi, me forçant à fermer les yeux. Le rire diabolique de mon tortionnaire m’arrachait les tympans, les coups de tige me brûlaient le dos, son poing sur le cou m’étouffait. Je respirai avec difficulté, le suppliant de nous laisser partir mon neveu et moi.

Les paroles aimantes de ma mère montèrent en moi. « Le pardon libère, car si vous ne pardonnez pas, vous restez prisonnier du passé.» Je sentis des larmes sur mes joues, regardai ma main droite couverte de fèces. « Nettoie-moi le cul avec ta main droite; tu as bien compris avec ta main droite. » Je levai les yeux sur le lac embrouillé, le cœur sur les lèvres. « Le pardon est un chemin, le seul qui apporte la paix du cœur et la sérénité de l’âme. »

Je restai ainsi de longues minutes, prostré sur mes 11 ans. Je regardai un instant ma main droite. « Le pardon libère, car si nous ne pardonnons pas, nous restons esclaves de notre passé. » Je l’approchai lentement vers mon cœur : « Le pardon ouvre le chemin de la grâce, Mukamba. » entendis-je en moi. Les yeux noyés de larmes, je la pressai sur mon cœur. « Je te pardonne pour tout le mal que tu m’as fait, tortionnaire. »

Je sentis monter en moi une grande force, la force de ma mère.


UNE ENTRÉE PÉRILLEUSE CHEZ L’ADULTE

Malgré mes trois premières années universitaires rocambolesques, je réussis à décrocher mon diplôme de Graduat avec distinction grâce à mes notes exceptionnelles. Mais comme je trouvais la discipline trop présente dans cette université, je demandai au père Gallez de changer d’institution pour mes deux dernières années. Il accepta que je poursuive mon droit au Centre universitaire de Bukavu, prolongement de l’Université de Kisangani, réputé lui aussi pour sa grande qualité académique.

Pendant ces deux années, je me suis consacré corps et âme à mes études tout en me permettant quelques divertissements, comme chanter deux fois par semaine dans la chorale Chœur des anges, jouer au moins deux fois par semaine au soccer avec le club de la paroisse, faire la lecture à la bibliothèque Humanitas du collège Alfajiri quatre fois par semaine.

En ce qui concerne mon hygiène sexuelle, je me suis rendu compte quelques jours après ma décision de ne plus fréquenter le quartier général qu’il y avait loin de la coupe aux lèvres. Il m’arrivait parfois de passer devant les maisonnettes que j’avais fréquentées de façon assidue en ressentant de la colère. Il n’était pas question que j’y retourne, bien que ma libido me le rappelât de plus en plus. Pour la calmer, j’avais repéré deux filles lors d’un cours et avec lesquelles j’imaginais pouvoir m’entendre. Quand on se croisait, les deux amies me souriaient et parfois, nous travaillions ensemble sur un même travail.

Après quelques mois de rencontres éphémères, je me suis informé à l’une des deux si elle était fiancée. Elle me répondit : « Non, ma priorité est les études ». Je lui ai rétorqué du tac au tac : « Ça tombe bien parce que pour moi aussi, ce sont les études qui sont ma priorité. » Elle trouva ma réponse seyante, car elle correspondait à son but dans la vie.

C’est ainsi qu’au fil des semaines, je créai un lien de confiance avec elle en lui racontant mon passé scabreux. À ma grande surprise, elle sembla fort intéressée par ce que j’avais vécu au quartier général. Elle me posa toutes sortes de questions sur le sujet, dont celle-ci : « Voyais-tu une différence entre les filles que tu fréquentais. » Je lui ai demandé de préciser sa question. Avec un grand sourire, elle poursuivit : « Estce que toutes les prostituées avaient la même expérience sexuelle? » Je lui ai répondu que ce n’était pas les élèves d’une classe et qu’elles n’avaient pas nécessairement le même niveau de pratique. « Certaines étaient plus expérimentées que d’autres. Celles qui y travaillaient depuis plusieurs années affichaient une plus grande assurance avec leurs clients que celles qui venaient d’arriver. » Je devinai qu’une question lui brûlait les lèvres à la voir me dévisager de la sorte. « Tu as trouvé ton expérience au quartier général intéressante? » Je haussai les épaules, préférant me taire plutôt que de lui mentir. « Quels sont tes péchés mignons? La cigarette, l’alcool ou les femmes? » Avec sérieux, je lui répondis : « Je n’ai jamais fumé et je ne le ferai pas jusqu’à ma mort; je n’ai jamais goûté une goutte d’alcool et je n’en boirai jamais. Par contre, le quartier général était mon péché mignon préféré et… je ne peux te promettre que je n’y retournerai jamais. » Elle esquissa un sourire avant de me demander, elle aussi d’un ton sérieux: «Qu’est-ce que tu conseillerais aux garçons actuellement qui voudraient fréquenter des prostituées? » Ma réponse ne se fit pas attendre. « Ce n’est pas un choix souhaitable, car c’est un chemin semé d’embûches de toutes sortes. Il est préférable de s’y abstenir, car un jour ou l’autre, nous le regrettons. »

Nous avons continué à nous revoir régulièrement, mais toujours en respectant notre priorité commune : les études. Pendant des mois, nos rencontres ont été meublées de rédactions de travaux, d’approfondissement des matières étudiées, de mémorisation des notions théoriques, de récapitulations, de rencontres réservées exclusivement au domaine académique jusqu’à ce que je décidai, en accord avec ma libido, de lui proposer une relation amoureuse. Ici encore, elle ne sembla pas surprise : « Ce n’est pas grave, mais je vais y penser ». En d’autres termes, elle venait de me dire qu’elle acceptait.

Nos fréquentations durèrent un an. Parfois j’allais chez elle, parfois elle venait chez moi ou encore nous faisions des sorties ensemble, comme de longues marches dans le bois en nous tenant par la main. C’est au cours d’une de nos marches qu’elle m’avoua qu’elle ne désirait pas se marier et que si elle me fréquentait, c’était exclusivement pour le plaisir de l’œil : « Je te trouve très beau » m’avoua-t-elle.

Six mois plus tard, elle et moi faisions l’amour, une expérience que j’ai aimée contrairement à ma première fois au quartier général, bien que je me sentisse de nouveau coupable.

La fin de ma quatrième année en droit s’est terminée comme les précédentes avec des notes remarquables. Dès le lendemain de la fin de ma session, je commençais à travailler pour l’Association féminine de la défense des droits de l’Homme, appelée SOS-FEMMES EN DANGER tout en retrouvant mes activités habituelles: lecture à la bibliothèque, participation à la chorale, enseignement religieux à des groupes de jeunes.

Deux mois plus tard, j’entamai ma dernière année universitaire. Pendant mes vacances, j’avais pris la résolution de travailler encore plus sérieusement pour que mes résultats soient les meilleurs de l’université.

Il en fut de même avec mon amie qui avait décidé, elle aussi, de se consacrer exclusivement à ses études. C’est ainsi que nous nous sommes peu vus cette année-là, ce qui nous convenait à tous les deux.

Pour m’assurer d’avoir les meilleures notes possible, je délaissai mes pratiques de la chorale, mes activités paroissiales et même mes activités sportives pour me vouer à mes études.

Ce fut avec grande fierté pour moi et ma famille que j’allai chercher mon diplôme de Licence en droit lors de la collation des grades deux mois après la fin de mon année académique.

Même si je n’avais pas décroché la note la plus élevée de l’université, j’étais heureux de tenir en main ce précieux parchemin qui me permettra d’accéder au marché du travail, mais surtout de sortir ma famille de la pauvreté.

C’est ce que je croyais.


Quelques semaines ont suffi pour que je réalise que même si j’avais ma licence en droit, cela ne signifiait pas que je décrocherais un emploi en criant : « Ciseau! » Pourquoi? Parce que j’étais issu d’une famille pauvre. Cette situation d’indigence me suivait partout où j’allais; c’est comme si toutes les portes m’étaient fermées parce que je venais d’une famille nécessiteuse, peu importe les diplômes que j’aurais eus.

Je n’étais pas le seul jeune diplômé qui avait de la difficulté à trouver du travail. J’en connaissais plusieurs qui étaient devenus miliciens, d’autres qui fondèrent des gangs de rues, d’autres encore qui se réfugièrent dans la drogue et l’alcool. Cette situation, toujours présente aujourd’hui, est le principal problème qui sévit dans plusieurs pays africains, engendrant ainsi une insécurité monétaire permanente.

Encore une fois, j’ai eu la chance d’avoir quelqu’un qui m’aida à réaliser le rêve de ma vie. Cette fois-ci, ce fut le père Rolando-Radvizio, vicaire épiscopal du diocèse d’Uvira, qui me présenta à la Commission diocésaine Justice et Paix du territoire d’Uvira où je fis mes premières expériences de travail en qualité de conseiller juridique.

Pendant les trois ans que j’y ai travaillé, ma mission a été d’animer les séminaires de formation sur les Droits del’Homme dont la majorité des participants était des militaires, des policiers et des officiers de la milice armée des territoires en guerre, comme la zone de FIZI. Il y avait aussi parfois les élèves des écoles secondaires, plusieurs chefs de quartier, de même que des enseignants et des leaders de différentes tribus résidant dans le territoire d’Uvira.

Je faisais des plaidoyers auprès des officiers militaires pour libérer les enfants-soldats enrôlés de force dans l’armée gouvernementale et dans les groupes rebelles. Je faisais aussi l’identification des personnes arrêtées arbitrairement, détenues illégalement sans mandat d’arrêt ou avec un mandat expiré. Je faisais enfin une demande d’avocats au sein de l’organisme Avocats sans frontières qui plaidaient en faveur des victimes devant les tribunaux et différentes cours.

J’étais souvent invité pour intervenir à l’émission radio « Défendons nos droits », animée par la radio Les Jacobins sages à Uvira, actuellement appelée la radio Les Messagers du peuple.

Ces trois années ont été bénéfiques pour moi, car j’ai réussi à me positionner comme défenseur des droits humains de la première ligne. J’ai reçu une douzaine d’invitations des Associations des droits d’Homme de différents pays pour aller assister à des formations ou séminaires sur les droits de l’Homme ou à donner des conférences sur la Cohabitation pacifique, sur La Résolution positive des conflits et gestion des rumeurs et sur l’Utilisation des préservatifs.

C’est pendant ces années aussi que j’ai rencontré Aimée Ntahondi, la femme de ma vie, une Tutsi rwandaise qui vivait chez son oncle depuis le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 où elle avait perdu une grande partie de sa famille. Quand nous nous sommes croisés, elle terminait sa dernière année de ses études secondaires à l’Institut Benitha. J’ai été impressionné de sa sagesse, de sa sérénité, de son intelligence et de sa beauté. Dès que je l’ai vue, j’ai eu le coup de foudre, mais il n’en a pas été de même pour elle, qui me voyait comme un Casanova. Je sentais chez elle une grande réserve à mon égard par la façon dont elle me regardait et par ses longs silences avant de me répondre.

Je décidai de l’inviter au restaurant de luxe Bleu Cat. Quelle ne fut pas ma surprise de la voir arriver accompagnée de son amie, Ida. Je me suis levé et les ai accueillies avec affabilité. Quelques minutes plus tard, nous donnions notre commande. En l’écoutant dire son choix à la serveuse, j’ai constaté que dans ce domaine-ci, elle était aussi très discrète.

Tout en mangeant, je lui ai parlé de ma famille et du quartier général. Contrairement à Anitha, elle a été désagréablement surprise quand je lui ai dit que j’avais fréquenté plusieurs prostituées pendant plus de trois ans. « C’est vrai? Mais tu es un monstre, un terrible monstre. Je regrette d’être venue te rencontrer ici. Mais tu es un monstre! » Je sentis l’urgent besoin de la rassurer. « Calme-toi, calme-toi. Je n’ai aucune mauvaise intention envers toi. Quant à mon passé, je l’ai enterré à jamais. Tu as bien entendu? À jamais! » Elle me toisa de ses yeux marron. « Penses-tu que je suis une prostituée avec qui tu vas t’amuser et ensuite me jeter aux orties? » me lança-t-elle d’un ton sec. Piqué au vif, je l’ai regardée droit dans les yeux, en colère : « Si c’était cela mon objectif, je ne t’aurais pas parlé du quartier général, car, je t’annonce que mon passé n’est pas écrit sur ma figure. » Je pris une gorgée d’eau dans le verre que la serveuse venait d’apporter. « Je ne veux plus refaire ce que j’ai fait au quartier général. » dis-je comme pour la convaincre que j’étais sincère. « Aujourd’hui j’ai besoin de quelqu’un de mature, de belle et de mignonne comme toi. »

À son tour de prendre une gorgée d’eau pendant que son amie faisait semblant de ne pas écouter tout en mangeant. Me regardant à son tour dans les yeux : « Je ne te fais pas confiance d’autant plus que ta prononciation démontre que tu viens de Bukavu. Je sais aussi que les garçons bukaviens sont reconnus comme de grands aventuriers. » affirma-t-elle, un sourire aux lèvres.

Je la regardai pendant quelques secondes avant de lui citer une phrase de la Bible en blaguant. « Peut-il venir de Nazareth quelque chose de bon? » En entendant ma question, son amie, Ida rit avant de s’adresser à elle : « Aimée, tous les garçons de ce coin ne sont pas mauvais. » Puis, elle ajouta : « Est-ce tous les garçons rwandais sont sérieux, Aimée? Ce n’est pas le milieu d’origine ou la nationalité ou l’ethnie ou encore la couleur de la peau qui détermine une bonne personne. Non, Aimée, dans l’amour, il y a deux choix : tu aimes ou tu n’aimes pas. » Un silence couvrit la table.

Je sentis le besoin de lui rappeler mon sérieux. « J’ai un bon projet pour nous deux, Aimée, et j’espère que tu seras la femme de ma vie. » Elle leva les yeux sur moi et sourit : « Laissons du temps au temps ».

Sa parole de : « Laissons du temps au temps » m’a rassuré. Derrière ses mots, j’ai deviné qu’elle ne me rejetait pas en se servant du temps pour réfléchir au sujet de son choix.

Au fond de moi, malgré ce que j’avais dit à Aimée, je craignais toujours de revenir dans mes erreurs passées en retournant au quartier général à Bukavu. Mais ici, à Uvira, il y avait plusieurs quartiers généraux que j’évitais comme la peste, car je ne voulais pas perdre mon amour. C’est pourquoi je décidai de la fréquenter régulièrement à un rythme de trois fois par semaine. À chacune de mes visites, je la sentais sur ses réserves. Elle m’accueillait, sans plus. C’est alors que je voulus frapper un grand coup en lui apportant un présent la semaine suivante.

Fier de moi, je me présentai chez elle, convaincu que mon cadeau la fera flancher. Après les salutations d’usages, je lui annonçai que j’avais quelque chose pour elle. Elle n’eut aucune réaction. Je mis une main dans ma poche pour en sortir un petit coffret que j’ouvris aussitôt devant elle avec un grand sourire. « Une très belle chaînette », me dit-elle simplement. « C’est pour toi, Aimée » lui précisai-je, content de mon coup. «Merci Pascal, mais malheureusement, on n’achète pas l’amour. Je n’ai pas besoin de cette chaînette. » me rétorquat-elle d’une voix calme avant d’ajouter : « J’ai besoin de te connaître et connaître aussi tes intentions, car je ne veux pas perdre ma réputation en fréquentant un Casanova. »

Débité, humilié, découragé que ma stratégie n’ait pas fonctionné, je baissai la tête, la queue entre les jambes, comme un chien abattu. Voyant ma déception et ma peine, elle se tourna vers moi. « Je ne veux pas que ma décision soit influencée par quoi que ce soit. Si je t’aime, j’aimerais que mon amour vienne du cœur et non de l’influence du matériel, comme d’une chaînette en or. Et si tu es sérieux, Pascal, tu n’as pas à t’inquiéter inutilement. Seule ta personne, ce que tu es, ce que tu dégages, peut m’attirer. Oublie les biens matériels ».

Loin d’être rassuré par ses paroles, je lui demandai si je pouvais continuer à la fréquenter. « Sans problème, continuons notre relation comme avant. » J’acquiesçai de la tête, l’esprit ailleurs en me demandant si cela valait vraiment la peine. « C’était beaucoup plus simple au quartier général où mon 700 francs faisait la loi. » me dis-je.

Sur le chemin du retour, je réfléchis à sa réaction face à mon présent. J’ai vite compris qu’il y avait un problème culturel. Je me posai la question : « Cela se fait-il ainsi au Rwanda? Que fait le garçon rwandais pour convaincre leur amie de l’accepter? Aurait-elle eu de fausses informations sur les garçons congolais autour des fréquentations amoureuses? » Toutes ces questions me laissaient pressentir que ma mission s’avèrerait impossible à accomplir tant qu’elle aurait des préjugés sur le sujet.

En arrivant à la maison, je sentis le besoin de lui parler pour avoir des précisions sur les questions que je me suis posées. Je lui téléphonai. Surprise de mon appel, elle m’écouta poser mes trois questions. Elle prit quelques secondes avant de me répondre. « Ce n’est pas la nationalité, Pascal, qui fera quelqu’un de bien ou de mauvais, comme l’a dit Ida. Par contre, dans chaque coin du monde, il y a des bons et des mauvais garçons, mais pour faire le bon choix, il faut prendre le temps qu’il faut pour ne pas le regretter toute ta vie durant. » Sa réponse me rassura et j’y vis une grande sagesse.

Un mois plus tard, un dimanche, en revenant de la messe, elle me confia : « Depuis tout le temps que nous nous fréquentons, je trouve que tu ne ressembles pas du tout à un Casanova comme je le pensais au tout début. » Juste avant d’entrer dans la voiture, elle me regarda dans les yeux : « Je t’aime Pascal. Je te promets un amour sincère qui va durer toute ma vie. »

Au fil de ses mots, je sentis mon cœur battre la chamade, je cherchai un instant mon souffle, sentis en moi une immense joie. Je lui pris la main pour l’aider à monter dans la voiture. Une fois à l’intérieur, j’étais étourdi de bonheur. Porté par mon amour pour elle, je lui demandai d’une voix fébrile : « Que dirais-tu si nous vivions ensemble pour officialiser notre amour? ». Elle tourna lentement son visage lumineux vers moi. « Je suis d’accord pour notre mariage, mais laisse-moi le temps de passer l’examen d’État qui est dans deux mois. »

Deux mois plus tard, le lendemain de son examen, elle aménagea chez moi dans ma maison située sur l’avenue Kabindula dans le quartier Kimanga à Uvira. Mais notre cohabitation n’a pas été sans conséquence. Nous savions tous les deux que selon les canons de l’Église catholique, il fallait être marié religieusement pour vivre sous le même toit. Nous sommes allés rencontrer l’abbé Honoré, curé de la paroisse de Mulongwe. Après quelques minutes de discussion, le verdict fut sans appel : « L’Église appartient à tous. Jésus est venu pour ramener les brebis perdues au bercail. Et notre Église a cette même mission. Mais pour vous aider à prendre une décision éclairée, vous pouvez continuer à venir aux offices religieux, comme assister à la messe, à un baptême ou à un mariage. Par contre, vous ne pourrez pas communier ou participer à la chorale ou encore faire la catéchèse. Vous devez savoir qu’un couple qui vit ensemble sans que leur union soit bénie par l’Église, eh bien, ces deux personnes qui forniquent vont à l’encontre de la volonté de Dieu et, par le fait même, de l’Église ». Nous le remerciâmes de ces informations et sommes retournés à la maison en nous disant qu’il fallait le plus tôt possible légaliser notre union.


Je continuai mon travail de conseiller juridique au sein de la Commission Justice et Paix. Étant membre de cette commission, j’ai décidé de mener une lutte contre les pratiques traditionnelles nocives qui violent les droits des femmes en les écartant de la société, de lutter contre toutes formes de discriminations, peu importe lesquelles. Il ne fut pas facile pour moi de mener cette lutte à cause de la tradition qui, encore aujourd’hui, prend beaucoup de place dans la société africaine. Aussi plusieurs de nos dirigeants politiques, coutumiers et religieux martèlent dans leurs discours ou leurs sermons que la femme n’a pas de rôles importants à jouer dans la société civile et dans l’Église.

J’ai réalisé au fil des années qu’il n’y a pas que la religion catholique qui freine l’émancipation de la femme africaine. Il y a aussi les églises chrétiennes évangéliques qui exploitent les femmes en leur demandant ou de ne pas travailler, mais de passer plusieurs heures dans des chambres de prières ou de les encourager à travailler et à donner une grande partie de leurs revenus à leur église. Nous n’avons aussi qu’à penser aux grands chefs coutumiers qui considèrent les femmes comme des riens, de la poussière sans valeur et qui inculquent aux garçons dans leurs enseignements cette doctrine en illustrant que l’homme est le chef, le chasseur et que la femme est une chienne qui lève le gibier, mais qui n’a pas le droit de le manger. Bref ces conservateurs de traditions enseignent toujours à ne pas respecter les femmes.

Il en est de même pour la polygamie chez certains hommes de différentes confessions religieuses. Ceux-ci ont droit d’avoir plusieurs épouses sans que la société ne porte un jugement réprobateur sur leur statut, alors que si une femme se sépare ou est séparée, cette même société la considère comme une prostituée, une personne insolvable, une sans valeur. Il en est de même de certains athées qui s’autorisent le droit de tout faire ce qu’ils désirent sans respecter les droits des femmes.

Quant à moi, j’ai la conviction que Dieu est juste et équitable autant face aux hommes que face aux femmes. Je ne suis pas contre les églises, quelles qu’elles soient, ni contre la prière ou contre l’islam, mais j’ai beaucoup de réserves sur leurs interprétations de la parole de Dieu. Pour moi, celle-ci est libératrice et non contraignante.

Et que dire maintenant de la situation privilégiée des garçons dans une grande majorité des tribus africaines? Ils ont le droit d’étudier tandis que les filles doivent aller aux champs, rester à la maison, aider leur mère et plus tard élever leur famille.

Cette situation m’avait toujours révolté. Je n’avais qu’à penser à mes sœurs, qui avaient été proscrites de l’école etobligées de travailler toutes jeunes dans des conditions affreuses avec les conséquences que l’on sait.

Comme j’avais décidé de voler de mes propres ailes après l’obtention de mon diplôme universitaire et de me consacrer à des causes humanitaires, j’ai créé une association de Défense des droits humains que j’ai nommée Women for Peace in Africa, association qui promouvait les droits de la femme et des enfants (garçons et filles) orphelins. Elle était financée par Global Fund for Women, Staying alive Fundation et Women’s Global Network for Reproductive Rights.

Dans un pays dictatorial ou fortement autoritaire, comme la République démocratique du Congo, il n’est pas facile de mener ce genre d’activités parce que, le gouvernement se sent incapable de le faire ou ne prend pas les moyens ou tout simplement n’est pas intéressé. Ce qui est étonnant, c’est que le gouvernement considère les activistes des droits de l’Homme comme étant ses rivaux ou des opposants à sa gouvernance. Les groupes rebelles en profitent en violant des femmes, en tuant les innocents, en ne respectant ni les lois nationales, ni les règles internationales. C’est ainsi que l’armée régulière se livre à des actes barbares par manque d’instruction et que le gouvernement est incapable de contrôler celle-ci.

Au fil de son existence, j’ai réussi à aider plus de 560 femmes et filles victimes de violences de toutes sortes tant physiques que sexuelles ou psychologiques puis à les intégrer dans la société grâce aux activités génératrices de revenus. J’ai aussi sensibilisé plusieurs tribus contre la stigmatisation des filles violées et retenu leur attention à lutter contre le crime d’honneur. Aussi, j’ai soutenu différentes formations professionnelles visant à l’intégration des jeunes en milieu scolaire. Enfin, je me suis opposé aux mariages forcés. Si j’ai réussi ce tour de force, c’est grâce au financement d’une organisation non-gouvernementale américaine, Global fund for Women.

Aussi, constatant le taux élevé de personnes porteuses du VIH-SIDA dans mon pays, j’ai sensibilisé mes concitoyens, particulièrement les jeunes, à la prévention du VIH-SIDA en allant dans les écoles, les églises, les salles paroissiales. J’ai décidé qu’il fallait que je fasse de même pour les non-sidéens en les sensibilisant à la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH-SIDA. Ainsi j’ai voulu démystifier que tous les séropositifs sont des pécheurs, des bandits, comme certaines religions l’affirment en oubliant que des enfants innocents naissent séropositifs à cause de l’un des leurs parents qui est affecté ou les deux. J’ai enfin dit non à l’enseignement de l’Église qui s’oppose à l’utilisation des préservatifs.

À cause de mon implication dans différentes causes qui touchaient plusieurs strates de la société congolaise, j’ai constaté que la politique de mon pays était souffrante, voire malade, parce que les politiciens, que je qualifierais de « ventriloques», ne prenaient pas en charge la population. Imaginez un peu, ce sont les parents eux-mêmes qui payaient le salaire des enseignants. Quant aux frais médicaux, il revenait à chaque citoyen de payer pour se faire soigner. Cette façon de faire a amené la détérioration du système éducatif à un point tel que les enfants de parents riches pouvaient acheter leurs diplômes et ce, même s’ils étaient incapables intellectuellement de les décrocher. Pour les enfants issus de familles pauvres, ils étaient condamnés à être analphabètes, sauf exception comme moi.

Il en était de même pour la santé. Les familles pauvres n’avaient recours qu’à des guérisseurs (apprentis sorciers) ou qu’à des chambres de prières pour les croyants où certains se font escroquer par de faux prophètes qui poussent comme des champignons. Quant à nos politiciens et à leur famille, ils se faisaient soigner en Occident en utilisant les fonds publics pour défrayer les coûts rattachés à leurs soins. Et que dire des familles riches, qui, elles avaient droit à des médecins bien formés parce qu’elles étaient capables de payer les montants demandés. Ainsi chaque mort en République démocratique du Congo est expliquée soit par la sorcellerie, soit par la possession des démons, soit par un certificat de décès. Enfin, selon l’UNICEF, le taux de mortalité infantile est trop élevé à causede la mauvaise prise en charge médicale de cette tranche de la population, de la malnutrition sévère chez les enfants et du taux de chômage effarant chez les adultes.

Ces situations m’ont amené à réfléchir comment mes concitoyens pourraient avoir une éducation de masse pourqu’ils connaissent leurs droits et leurs devoirs et qu’ils luttent le moment venu contre la manipulation des politiciens mal intentionnés?

C’est aussi en me rappelant quand, le 13 octobre 1996, l’est de la République démocratique du Congo a été attaquépar des forces étrangères parrainées par les Occidentaux qui ont tué des millions de Congolais et pillé les ressources minérales du pays dans l’indifférence générale de la communauté internationale, que j’ai pensé qu’il fallait dénoncer cette situation vu que cette agression étrangère avait créé une haine inexplicable entre le peuple congolais et ses voisins rwandais, burundais et ougandais qui cohabitaient jusqu’alors pacifiquement, avant de devenir des ennemis jurés.


En ce qui concerne notre vie conjugale, Aimée et moi avons rapidement constaté que la société immédiate nousisolait, voire nous repoussait. C’est ainsi que mes collègues de travail, ayant su que je vivais avec une Tutsi rwandaise, me traitaient de traître ou de collabo ou encore m’évitaient de me saluer lorsqu’ils me croisaient.

Quant à Aimée, le fait qu’elle soit de nationalité rwandaise et surtout de la tribu des Tutsis, toute demande de travail lui était refusée, bien qu’elle eût réussi ses études secondaires. Bien plus, quand elle sortait dans la rue, on l’apostrophait en l’affublant de différents surnoms comme « écureuil », « cigogne », « serpent », etc. Ne pouvant plus supporter ces harcèlements, elle préféra demeurer à la maison par crainte d’être lapidée par des citoyens méchants, car la justice populaire était le seul moyen de régler les conflits.

Tout en nous désolant d’une telle situation, nous avons conforté notre amour en nous encourageant mutuellement et en nous concentrant à fonder une famille, même si nous appréhendions un futur incertain pour nos enfants issus d’un couple mixte qui était mal vu par la société congolaise.

Quelle n’a pas été notre joie quand Aimée se retrouva enceinte! À ce moment, nous avons pensé officialiser notre union en nous mariant religieusement. Mais ici aussi, il y a eu loin de la coupe aux lèvres.

Travaillant comme conseiller juridique à la Commission et m’occupant de Women for Peace in Africa, le temps me manquait pour préparer la cérémonie du mariage et tout ce qui l’entourait.

Mais ce fut un évènement tragique, comme nous le verrons plus loin, qui fit repousser notre mariage de plusieurs années et nous contraignit à le célébrer dans un autre pays.

Suite aux évènements vécus et à la réalité politique sur le terrain où les groupes rebelles poussaient comme des champignons, j’ai décidé, par le biais de mon association, de faire une recherche sur la crise politico-sociale dans l’est de la République démocratique du Congo pour dénoncer l’hypocrisie de l’opinion internationale et les tueries barbares perpétrées par les forces gouvernementales, les milices Mai-Mai, les rebelles Hutus rwandais (FDLR) et les forces étrangères, dont les armées rwandaise (FPR), burundaise (FAB) et ougandaise (UPDF) opérant sur le terrain et qui tuaient et pillaient en toute tranquillité.

Pour ce faire, j’ai consulté un expert des Nations-Unies, Louis-Marie Bouaka, docteur en droit et représentant des programmes des droits de l’Homme au sein de la Mission d’Organisation des Nations-Unies au Congo (MONUC) au bureau de Bukavu, pour lui expliquer mon intention de faire une recherche approfondie sur les crimes et autres types de violences commis à l’est de la République démocratique du Congo. L’expert m’a expliqué que ma mission serait difficile à remplir et que je courrais beaucoup de risques, comme être fait prisonnier, torturé, violé, amputé et tué.

Bien que j’aie vu tous les dangers afférents à ma mission et malgré son conseil de m’abstenir à une telle étude, j’ai persisté et continué ma recherche qui débouchera sur un rapport intitulé La politique pathologique en République démocratique du Congo, rapport qui mettra à nu les violences et les crimes cachés, commis par le gouvernement, ses alliés et les forces étrangères de même que les groupes rebelles.

Pendant ces trois ans, j’ai mené des enquêtes, j’ai fait des entrevues, des recherches chez les Mai-Mai auprès de plusieurs seigneurs de guerre, dont le général Padiri Bulenda, le général Dunia-Lwendama, le général Zabuloni et le général Kurhengamuzimu-Odilo. J’ai même fait appel à certaines filles juristes qui partageaient mes visées pour m’aider à enquêter sur les crimes commis par l’armée rwandaise et son étatmajor. Grâce à elles, j’ai pu avoir en ma possession des documents, des photos et des vidéos sur les massacres perpétrés à Kasika, Kigulube, Kavumu, Nzovu, Fizi, Lulenge, Kachungu, Luyuyu, Mapimo, Kigulube, Mushinga, etc. Aussi, j’ai vu et filmé des opérations de largage de munitions et de matériels militaires que les avions d’un pays européen lâchaient pour les rebelles Hutus rwandais à Nzovu, de même que j’ai visité des cachots, des centres d’entraînement militaire pour les MaiMai. Enfin, grâce à des citoyens de Nzovu, de Kigulube et de Mushinga, j’ai découvert plusieurs fosses communes sur des territoires contrôlés par les rebelles Hutus rwandais, les MaiMai et les forces gouvernementales.

Une fois faite l’analyse de la fiabilité des informations reçues, j’ai décidé de rédiger mon rapport en vue d’unepublication, mais juste avant que je commence mon travail de transcription, j’ai hésité à utiliser mon ordinateur par crainte qu’il ne soit infiltré par les services de renseignements des différents belligérants. Que faire? Où aller? Après avoir supputé différentes hypothèses, je me suis tourné vers cet ami prêtre qui n’était pas au courant de ma recherche vu que je ne lui en avais jamais parlé pour éviter toute fuite possible.

Je me rappelle lui en avoir glissé un mot dans le bureau de Caritas du diocèse d’Uvira. « J’ai un rapport important à écrire et, à cause de ma fonction de conseiller juridique et d’activiste des Droits de l’Homme, je ne voudrais pas prendre de chance au cas où mon ordinateur soit sous surveillance. » Il m’a tout de suite offert que je rédige mon rapport sur son ordi sans me poser de questions sur son contenu.

Pendant deux mois, j’ai mis au propre mon rapport sans me méfier de quoi que ce soit. Quand j’avais terminé ma journée, je laissais mes brouillons sur son bureau et mes disquettes, qui contenaient des images, dans un de ses tiroirs.

Ici encore, il ne m’a jamais posé une seule question sur ce que je tapais.

Une fois mon rapport écrit, je l’ai informé que dans les jours suivants, je viendrais transférer celui-ci à mes bailleurs de fonds et à mes partenaires, Agir ensemble pour les droits de l’Homme, National Endowment for Democracy (NED) et Emmaüs International. Il m’a félicité d’avoir déniché de tels commanditaires en me précisant qu’il était fier de moi.

Le lendemain dans la matinée, je me pointai à son bureau. Quelle ne fut pas ma consternation de trouver son bureau vide de tous mes brouillons et ses tiroirs vidés de mes disquettes et clefs USB. Je m’empressai d’ouvrir son ordinateur afin de retrouver mes originaux. Plus rien. Je vérifiai une seconde fois afin de m’assurer que je ne rêvais pas. Toujours rien.

Je pris d’une main nerveuse mon téléphone et composai son numéro. Je tombais sur son répondeur. Je m’empressai d’appeler un autre ami prêtre, l’abbé Kyalumba, pour lui demander s’il savait où se trouvait son confrère. « Je ne suis pas au courant. » me répondit-il.

Regardant ma montre, je me dirigeai vers le restaurant où il dînait régulièrement avec des amis. À ma grande surprise, il n’était pas là. Je retournai aussitôt au presbytère afin de vérifier si par hasard il ne serait pas revenu. Ici aussi, je constatai son absence. Un léger doute s’installa en moi.

Je repris ma voiture et retournai chez moi en pensant à la raison qui l’aurait motivé à voler mon rapport. J’écartai tout de suite le motif politique, préférant privilégier la piste financière. « Trahir pour de l’argent, il ne serait pas le premier », me dis-je en pensant à Judas.

Je pris une profonde respiration pour me calmer puis une seconde. Je sentis un certain apaisement s’installer en moi en me répétant que je devais me tromper.

Ce soir-là vers 22 heures, un ami, Assani, qui travaillait au Service de renseignements gouvernementaux m’appela pour me poser des questions. Malgré l’heure tardive, je l’invitai à venir me rencontrer. Il arriva dix minutes plus tard sur sa moto. En entrant chez moi, il promena son regard dans la pièce comme s’il cherchait quelque chose. Aussitôt, je lui ai demandé : « Que se passe-t-il? Je ne comprends pas le pourquoi de tes questions. » Il m’expliqua que je devais faire attention parce qu’il avait surpris une conversation entre son chef de division de renseignements, monsieur Zamukulu, et le procureur du tribunal de grande instance d’Uvira, monsieurGenyengo, qui planifiaient mon arrestation. «Pourquoi au juste? » m’informai-je d’une voix précipitée. Il m’assura qu’il n’en savait rien, tout en me conseillant d’être très vigilant. Il quitta la maison en regardant tantôt à gauche tantôt à droite comme s’il craignait que quelqu’un l’eût suivi.

Nerveux, je me dirigeai vers la chambre où dormait mon épouse avec l’intention de lui raconter ce que venait de me révéler mon ami. Je m’assis sur le bord du lit en lui tapant la cuisse ce qui la réveilla. « Que se passe-t-il Pascal. Je dormais. Qu’est-ce qu’il y a? » me demanda-t-elle à demi endormie.

Calmement, j’essayai de lui résumer ma conversation avec Assani et par la même occasion, je lui annonçai que je coucherais ailleurs ce soir sans lui révéler l’adresse où je passerais la nuit. « Demain matin, j’essaierai de partir vers Bukavu ou à Goma pour ensuite me réfugier en Ouganda. Dès que je serai en sécurité, je ferai appel à toi. Aie confiance. Tu devines bien que si je reste ici, avec le contenu de mon rapport qu’ils ont lu, c’est assuré qu’ils me tueront. »

Elle s’assit dans le lit, les yeux effarouchés, une main sur son ventre, l’autre s’essuyant la figure. « C’est quoi cette histoire-là, Pascal? Tu es vraiment en danger? Et notre enfant? Tu vas me laisser seule pendant la nuit? Et si des gens venaient pour te chercher? Qu’est-ce que je leur dis? Que va-t-il se passer pour moi et le bébé? » gémit-elle en se prenant le ventre. « Aie confiance en Dieu. Il nous protègera tous. » disje en me levant. « Ne pars pas Pascal. Ne me laisse pas seule. J’ai peur. » supplia-t-elle en me suivant jusqu’au salon. « N’aie pas peur. Dieu veillera sur nous comme il l’a toujours fait. Sois forte! » ajoutai-je en quittant la maison les larmes aux yeux.

Je me pris la tête entre les mains en essayant d’y voir un peu plus clair. L’idée que mon ami prêtre m’ait trahi m’effleura de nouveau l’esprit, mais très vite je chassai cette idée impensable. Puis je pensai à Assani en m’interrogeant sur sa visite vespérale. Serait-il venu pour m’espionner ou pour m’avertir d’un danger? Je fis quelques pas nerveux devant la maison en me disant que la seule personne qui savait que j’écrivais ce rapport était mon ami prêtre. « Non, non, c’est impossible qu’il m’ait fait cela. Je suis son ami et il est un prêtre. »

Paniqué, je montai dans ma voiture, fermai la portière en pensant à Aimée, démarrai et filai chez un autre ami, le colonel Beaudoin, qui me fournissait plusieurs informations sur les violations des droits de l’Homme, dans l’espoir de m’y réfugier.

Juste avant d’arriver chez lui, comme je savais que sa maison était gardée par des soldats de sa garde rapprochée, je décidai de laisser ma voiture sur un terrain de l’Institut Kitundu, non loin de chez lui et de faire le reste du trajet à pied. Mais avant de me rendre chez le colonel, je téléphonai au docteur Gildo Byamungu, un autre ami, afin de lui remettre les clefs de ma voiture pour qu’il la ramène à la maison. Je lui ai aussi dévoilé la cause de tout ce branle-bas. Il a tellement eu peur pour moi qu’il me suggéra de passer la nuit chez lui ou dans la clinique de l’hôpital où il était médecin-directeur. J’ai refusé sa proposition en lui expliquant que le colonel m’aiderait à passer les différentes barrières se trouvant dans la plaine de la Ruzizi.

À quelques mètres de la résidence du colonel, un soldat me demanda de m’identifier, ce que je fis en levant les mains dans les airs pour qu’il vît que je n’étais pas armé. Il se rapprocha de moi, sa mitraillette pointée en ma direction. « Qui estu? Que viens-tu faire ici à pareille heure? » Nerveux, craintif en voyant son fusil, je lui répondis : « Je suis un ami du colonel Beaudoin et je dois lui parler de toute urgence. » Il m’éclaira le visage avec sa puissante lampe de poche. «On va aller t’annoncer. Je ne te promets rien parce qu’il est peut-être couché ou occupé. » Je vis ses collègues qui avançaient vers lui, leur arme aussi pointée vers moi. «Attends-moi ici.»m’ordonna-t-il en retirant le faisceau de lumière de ma figure.

Quelques minutes plus tard, je vis venir vers moi mon ami le colonel avec une torchère. Dès qu’il me reconnut, il ordonna à ses hommes d’ouvrir la barrière en me faisant signe d’entrer dans la cour. J’entendis derrière moi, les portes grincer puis se refermer.

« Pascal, est-ce que ça va? Tu n’as pas l’habitude de te déplacer la nuit. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé? » me demanda-t-il d’une voix calme.

Nous marchâmes jusqu’à la salle d’attente dans sa maison où il m’invita à m’asseoir. « J’ai un problème. Je voudrais juste savoir si vous êtes au courant de ce qui m’arrive. » lui demandai-je. « Non, je ne sais rien. » me répondit-il.

Je me levai de mon fauteuil et fit quelques pas dans la pièce en m’interrogeant si, lui aussi, ne me mentait pas. Je savais que je devais faire vite, car il n’avait pas toute la soirée à m’écouter. Par mes recherches, je savais que le colonel Beaudoin était en conflit avec son collègue le colonel Mutupeke qui avait lu sûrement mon rapport si je me fiais à ma conversation avec Assani. « J’ai un problème avec le colonel Mutupeke, lui confiai-je. De par les informations que j’ai apprises, il organiserait mon arrestation. Comme vous le savez, votre collègue est extrêmement puissant. Il est le bras droit du président Kabila; il fait tout ce qu’il veut sans s’inquiéter de possibles représailles. Si les informations que j’ai s’avèrent véridiques, je crains le pire. »

Il entendit mes doléances sans aucune réaction sur sa figure. Il se leva à son tour et s’approcha de moi. « Si cela ne te dérange pas, tu peux passer la nuit ici. Demain, mon chauffeur t’amènera à Kamanyola pour que tu puisses continuer vers Bukavu. » Rassuré, je le remerciai.

Quelques minutes plus tard, j’entrai dans la chambre qu’il m’avait assignée. Épuisé, je me suis allongé sur le lit sans enlever mes vêtements. « Que va-t-il advenir de mon épouse? Et mon ami le colonel, puis-je lui faire confiance? Ma trop grande confiance m’a déjà joué de mauvais tours. » Je fermai les yeux. « Et Assani dans tout ça? Quand il est venu chez moi en soirée, était-ce pour m’avertir d’un danger ou pour m’espionner? » me répétai-je de nouveau. » J’aurais dû écouter le docteur Louis-Marie Bouaka, cet expert des Nations-Unies? Jamais jen’aurais pensé que mon rapport serait si… Quel sera mon avenir si je suis arrêté? Et ma famille, ils vont sûrement s’en prendre à elle? Mon Dieu! »

Ma nuit fut agitée, habitée d’accusations de trahisons, de condamnations à la peine de mort, à l’exil, à la déchéance de ma nationalité, à mon expulsion du pays en tant que personna non grata. Je me réveillai en sursaut, mon regard sur la porte de ma chambre, appréhendant qu’on vienne me chercher ici même.

Quand, vers 6 h 30, le colonel frappa à ma porte, j’étais debout depuis une heure. « Bonjour, Pascal. Si tu le désires, tu peux partir maintenant, mais avant, il faudrait que tu manges quelque chose. » me conseilla-t-il. « Je n’ai pas faim. J’ai hâte de partir. » lui fis-je savoir.

Nous traversâmes le salon pour arriver à l’extérieur où déjà deux gardes du corps et son chauffeur nous attendaient. S’adressant en particulier à son chauffeur : « Si une voiture militaire ou tout autre vous fait signe d’arrêter, n’obéis pas. Compris? » puis s’adressant à ses gardes du corps : « Vous devrez obéir aux ordres que Pascal vous donne. Compris? »

Il se retourna vers moi et avec son masque neutre, me rassura : « Tout va bien se passer, Pascal. Courage! Je sais que tu es un homme courageux et intelligent. Tu vas t’en sortir, Courage! » Nous nous donnâmes la main et je montai dans la voiture.

L’auto roulait depuis quelques minutes à peine qu’un grand doute s’installât en moi. Je trouvais de plus en plusétrange que mon ami colonel eût acquiescé si vite à ma demande sans me poser des questions, comme s’il connaissait la teneur de mon rapport.

Je joignis les mains et fermai les yeux en pensant à la réponse qu’il me fit quand je lui demandai s’il était au courant de ma situation. « Non, je ne sais rien. » Je rouvris les yeux et regardai le chauffeur. « Qu’est-ce j’ai fait de bien pour lui au cours de ces dernières années pour qu’il mobilise sa garde rapprochée et son chauffeur à mon intention? Profiterait-il de ma demande pour m’éliminer dans la brousse? Si c’était son désir, ne valait-il pas mieux pour moi de disparaître dans ma maison que dans la brousse? » pensai-je.

« Monsieur le chauffeur, voulez-vous arrêter sur le bord de la route, car je viens de me rendre compte que je n’ai pas d’argent sur moi? » lui demandai-je rendu à Kiliba qui est à 16 kilomètres d’Uvira. Sans me poser des questions, il immobilisa sa voiture. « J’aimerais retourner à Kimanga chez moi pour prendre de l’argent et dire au revoir à ma femme. » Il acquiesça d’un signe de tête, sans rien dire.

J’arrivai à la maison dans la matinée. Aimée fut d’abord étonnée de me voir revenir, puis contente. « Est-ce que cela veut dire que tout est réglé pour que tu sois de retour? » me demanda-t-elle. Avec mes index, je fis un X sur mes lèvres, puis allai chercher des francs que je remis au chauffeur en lui précisant qu’ils pouvaient tous les trois repartir sans moi, car je trouvais plus important de prendre soin de mon épouse qui est enceinte.

« As-tu rejoint ton ami prêtre? » me demanda-t-elle dès que nous fûmes seuls. « Je ne sais plus comment le rejoindre. » répondis-je quelque peu découragé.

L’avant-midi passa sous le signe de l’inquiétude. « Je ne peux pas laisser ma femme seule, ici, enceinte. » me répétai-je. Tout en préparant le repas du midi, je sentais Aimée nerveuse et craintive, suite aux récentes informations que je lui avais données. Quant à moi, je la regardais préparer le repas presque avec un haut-le-cœur tant que je n’avais aucunement faim, préoccupé par les évènements à venir. Car je devinais que la machine judiciaire était déjà en marche pour m’arrêter, même si je savais qu’on n’avait aucun motif de m’accuser, aucune preuve qui justifierait mon arrestation à moins d’en fabriquer de toutes pièces. Je connaissais très bien leur façon de procéder dans un tel cas. Mon rapport en faisait longuement mention, expliquait même les rouages administratifs pour y parvenir.

Je laissai Aimée terminer la préparation du repas en me réfugiant au salon. « Et si ce que j’appréhende se réalisait? » J’allai à la fenêtre. Des enfants jouaient à la margelle, des femmes revenaient du marché, quelques hommes étaient attablés devant le restaurant. « Quand je suis arrivé hier matin au bureau, mon rapport, mes disquettes, mes clefs USB et mes brouillons avaient disparu. Si mon ami prêtre les a volés, il l’a fait la veille après que j’eus quitté son bureau l’après-midi. Il a dû en lire le contenu le soir même et, jugeant qu’il était subversif pour le gouvernement, il a ramassé tous mes papiers, vidé son ordi pour ne pas être accusé d’avoir pondu cette bombe et est allé le lendemain matin, donc hier, très tôt le porter à qui de droit. » marmonnai-je.

« Le dîner sera prêt dans cinq minutes », m’annonça Aimée de la cuisine. J’eus un haut-le-cœur. Je quittai la fenêtre pour le fauteuil. Je fermai les yeux et supputai la suite des évènements. « J’imagine que le chef de division des renseignements et le procureur du tribunal de grande instance n’attendront pas des jours avant de m’arrêter. Selon Assani, ce serait imminent. Ce n’est peut-être qu’une question de quelques heures. Il faut que je me prépare au cas où… Je vais donner des consignes précises à Aimée. Il faut que je la protège.

« Ton repas est servi, Pascal. Tu peux t’avancer. »

Je me levai à contrecœur pour me diriger vers la salle à manger bien que je n’eusse pas faim, mais je trouvais important de l’encourager en mangeant ce qu’elle venait de me préparer.

Vers 18 heures, ma maison fut encerclée par plusieurs polices militaires sous les ordres du lieutenant Modeste, chargé des renseignements militaires, accompagné par les chefs du Service de renseignements. Ils m’arrêtèrent sans aucun mandat. Je discutai pour qu’ils m’informent du mobile ou de la raison de mon arrestation. Ils ne me donnèrent aucune explication, sauf des coups de gifles et m’assommèrent d’injures de toutes sortes.

lls me bandèrent les yeux, m’attachèrent les bras derrière le dos puis m’empoignèrent violemment et me jetèrent dans le pick-up militaire où une escorte de six hommes s’assirent sur moi. J’entendis les cris déchirants d’Aimée qui pleurait et ceux de plusieurs voisins qui assistaient à mon arrestation. Après quelques minutes de marche, le véhicule s’arrêta, les militaires en sortirent, puis me soulevèrent et me déposèrent par terre. Un des hommes m’agrippa le chandail par derrière et me traîna plusieurs mètres. Après quelques secondes, je sentis une odeur nauséabonde me prendre à la gorge et une fraîcheur humide me transir. « Enlevez-lui son bandeau et détachez-le. » ordonna le lieutenant Modeste.

Une fois l’escorte partie et leurs lampes de poche éteintes, je me suis retrouvé en pleine obscurité. À tâtons, je touchai les murs de ma prison pour évaluer sa dimension. Je fis quelques pas hésitants quand je devinai, par une forte odeur d’excréments que j’étais dans le coin où il y avait un seau servant de W.C. Épuisé, je voulus m’asseoir, mais le ciment était trop froid. Je restai debout en m’appuyant sur un mur.

Je sentis des larmes gonfler mes yeux, je respirai difficilement, je touchai à mes mains tremblantes et mes jambes flageolantes. Je pleurai à chaudes larmes en pensant à ma femme et à notre enfant qui naîtra dans deux mois, à ma mère qui supportera difficilement ma disparition, à mes sœurs qui vivaient grâce à mon assistance monétaire, à mes frères qui m’aimaient bien.

Me prenant la tête de mes deux mains, je commençais à déceler l’impact de mon geste, les conséquences de mon entêtement, tout en voyant la mort comme unique solution à mon problème. « Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu? Qu’est-ce que j’ai fait? » L’image de ma mère émergea lentement de l’obscurité : « Pour que l’or soit apprécié, il doit passer dans le feu pour faire la différence entre le vrai et le faux. » Ses mots me calmèrent peu à peu. « Pourquoi la vérité est mal perçue dans ce monde injuste? Je n’ai rien fait de mal, sauf de rechercher la vérité, la paix et la défense des opprimés. Peu importe la peine que je subirai, je suis innocent. »

Pendant des heures, je combattis le sommeil, craignant qu’on vînt me chercher pour m’exécuter quand, vers 1 heure du matin, j’entendis des voix au loin. Je tendis l’oreille au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient. « Amène-le ici. », tonna quelqu’un. J’entrevis deux hommes s’approcher de ma cellule puis l’un d’eux ouvrit la porte. « Viens ici! » m’ordonna l’autre. Avec peur, je m’avançais vers eux, convaincu que mon heure était arrivée : « Dieu, pardonne mes fautes et protège ma famille. » priai-je.

Ils me conduisirent dans une salle d’interrogatoire où étaient assis le colonel Mutupeke, commandant de la 32e brigade, le major Chirimwami, chargé de la sécurité présidentielle et le lieutenant Modeste, chef des renseignements milititaires. « Pascal, assis-toi sur cette chaise en face de nous. » m’enjoint le colonel. Je remarquai que, sur chacune de leur table en face d’eux, il y avait une farde. Je pris place timidement, ignorant tout de ce qu’il me voulait quand je vis Mutupeke me tendre une farde qui ressemblait étrangement aux leurs. J’étirai lentement le bras, les yeux baissés. Je pris le document et le déposai sur la table. « Ouvre la chemise et lis ce qu’elle contient. » me somma le colonel. Je levai un instant les yeux sur lui. D’un signe de tête, il répéta son ordre.

Dès que je tournai la première page, la foudre me frappa de plein fouet. Je lis : « La politique pathologique en République démocratique du Congo. » Je réagis avec violence en prenant de mes mains le document et en le frappant sur la table sous le regard amusé de mes accusateurs. Je venais de connaître officiellement la raison de mon arrestation et la trahison de mon ami prêtre se confirmait.

Me calmant tant bien que mal, je feuilletai rapidement mon rapport et tombai sur l’annexe dont je lis le titre à haute voix : « Les démons-crates congolais et leur science des démons ». Je refermai aussitôt mon tapuscrit puis je dévisageai mes trois inquisiteurs qui semblaient étudier mon expression faciale et ma gestuelle.

« Toi qui es juriste, on ne t’auditionnera pas, mais on aimerait bien que tu puisses écrire toi-même ton procès-verbal. » m’informa le major Chirimwami en me donnant feuilles blanches et stylo.

Sans réfléchir, je commençai ma rédaction du procèsverbal quand je réalisai tout à coup, que j’étais en train detomber dans leur piège. Écrire le procès-verbal moi-même serait une grave erreur de ma part, car je risquais de contredire ce que j’avais écrit dans mon rapport qu’ils avaient en main. En d’autres termes, ils espéraient, à la lecture de mon procèsverbal, relever des actions illégales que j’aurais commises durant mes recherches, lire les noms de mes informateurs, connaître mes collaborateurs, découvrir les lieux de ma conspiration. Une fois qu’ils auraient tenu ces informations, ils auraient arrêté ces personnes sur-le-champ, les auraient jetées en prison manu militari et même les auraient tuées. Mais les trois hommes devant moi, qui me toisaient de leur regard accusateur, ignoraient que j’avais fait serment à chacune de ces personnes : « Jamais je ne dévoilerai ton nom… même sous la torture. Je te le promets. »

Je déposai mon stylo sur les feuilles blanches en pensant que même si je collaborais avec eux, je n’éviterais pas la mort et qu’il était préférable de mourir seul plutôt que d’entraîner des innocents avec moi.

« Je vous annonce que je n’écrirai rien. » leur dis-je d’une voix forte en les regardant. C’est alors que le colonel se leva d’un bloc en tapant d’une main sur la table. « Je pense que tu blagues encore. Je vais te montrer qui je suis. » me prévint-il en remuant la tête. Je croisai les bras en baissant la mienne.

Je vis le major Chirimwami faire un signe au lieutenant Modeste. « Vu que ton rapport porte atteinte à la sécurité interne et externe de l’État et qu’il est un outrage envers le chef de l’État, je t’informe que nous avons bloqué tes avoirs personnels et celle de l’Association Women for Peace in Africa. » Je relevai lentement la tête. « Je ne suis pas un terroriste et mon association n’en est pas une de malfaiteurs. Votre décision n’est que justifiée par des raisons politiques et non des raisons équitables. » Le major me fixa dans les yeux. « Qu’estce que tu me dis? Tu te prends pour qui, toi? Des gens plus importants que toi, des vrais patriotes, eux, se sont tus pour protéger leur nation, mais d’autres, des faux patriotes, comme toi qui travaillent pour les colonisateurs en dénonçant le gouvernement, ceux-là on les envoie visiter l’au-delà. Est-ce que c’est clair? »

Tout en le regardant, je tentai de lui donner une réponse cassante, mais avant de l’avoir trouvée, il poursuivit. « L’argent qui était dans ton compte a été gelé. Quant à l’argent de ta conjointe, nous vérifions l’origine de ses sources de revenus. »

« Je comprends votre décision, mais je ne crains rien si la justice fait bien son travail. Par contre, votre décision démontre que ce gouvernement est autocratique, c’est-à-dire qu’il ne respecte pas le pouvoir judiciaire, mais exclusivement celui des armes. Je comprends aussi votre définition d’un bon patriote, mais, selon moi, un bon patriote est celui qui aime son prochain, qui le protège, qui ne lui souhaite pas de malheurs, contrairement à vous qui pensez que les tueurs, les voleurs qui pillent le bien public sont de bons patriotes. »

Il se leva d’un bon, avança son corps vers moi et d’une main ferme, me gifla violemment la joue gauche. Je me pris la tête entre les mains pour me protéger d’une autre gifle.

« Est-ce que tu vas écrire ou non? » me demanda-t-il d’une voix agressive. « Je ne suis pas prêt à écrire parce que je ne suis pas capable de me concentrer, mais je peux répondre à certaines de vos questions. » l’informai-je la tête entre mes mains.

J’entendis le colonel Mutupeke crier : « Yahwe, viens ici. » Je relevai la tête et vis son garde du corps approcher de lui. « Amène-le dans la salle de rééducation et fais-lui penser aux souffrances de Jésus. » ordonna-t-il.

Yahwe contourna les trois tables, s’approcha d’un pas militaire, m’empoigna avec force et me traîna dans une pièce où j’ai rapidement compris que j’étais dans une salle de tortures.

Je tremblais de tout mon corps en regardant les instruments de tortures, j’avais les jambes molles, les bras ballants et la tête en feu. J’entendis la voix du colonel dans l’autre pièce, mais je fus incapable de comprendre ce qu’il disait. « À vos ordres, mon colonel! » prononça Yahwe en lâchant son emprise. « Baisse ton pantalon », m’ordonna-t-il. Je m’exécutai surle-champ. « Enlève aussi ton chandail ». La tête commença à me tourner. Je reçus une violente gifle sur la tempe gauche qui me fit crier de douleur. « Enlève ton chandail! » me répéta-t-il. Les mains tremblantes, je retirai rapidement mon chandail. « Va te coucher sur le brocard, là-bas. » mugit-il. Je m’avançai vers le petit lit et je me couchai sur le dos. À peine avais-je eu le temps de m’étendre qu’il m’ordonna de me coucher sur le ventre. Ce que je fis à l’instant même. Aussitôt je sentis un collet de fer envelopper un de mes coudes puis un autre enserrer l’autre bras, un troisième enfermer le genou droit et un dernier emprisonner le second genou.

Les bras écartés et les jambes ouvertes, incapable de bouger tant mes liens étaient tendus, je gisais sur une plaque métallique raboteuse et froide. Sans savoir ce que Yahwe s’apprêtait à faire, je me suis dit que, cette fois-ci, ma dernière heure était bien arrivée et que très bientôt je passerais devant le tribunal de Dieu. Qu’avais-je fait de ma courte vie? À 26 ans, je m’apprêtais à la quitter sans connaître mon enfant, laissant ma femme seule dans cette société barbare.

Combien de secondes s’écoulèrent avant que le petit lit commença à s’élever jusqu’à la taille de mon bourreau? J’entendis de nouveau la voix toute proche du colonel qui donnait des ordres codés que je ne réussissais pas à déchiffrer.

Il m’asséna un violent coup de matraque électrique dans la plante de mon pied gauche puis de mon pied droit. Je criai de douleur pendant que j’entendais le colonel rire avec sadisme à mes cris. « Si tu ne veux pas souffrir beaucoup plus, dénonce tes collaborateurs ». Son homme de main continuait à me donner des coups de matraque en alternance sous mes pieds.

Je tentais d’éviter ses frappes en me forçant de bouger le bas des jambes, mais sans succès.

Plus je criais et plus j’entendais le rire méchant du colonel quand soudain, il donna ordre à Yahve d’arrêter les chocs électriques et d’aller chercher le sergent Zakwani.

De plus en plus ankylosé et souffrant d’une douleur atroce qui montait dans mes jambes, des hoquets remplacèrent peu à peu mes larmes. « Est-ce que tu aimes cette sauce? Pourquoi tu ne veux pas collaborer? » me demanda le colonel d’une voix agressive.

Je pris une longue inspiration avant de lui dire d’une voix plaintive : « J’ai fait mon rapport seul, sans aucune collaboration. Il n’y a rien de mensonger dans mon rapport. J’ignore pourquoi vous m’imposez cette souffrance. Vous devriez d’abord vérifier la véracité de mes propos; vous verriez que tout ce que j’ai écrit est véridique. » J’entendis ses pas se rapprocher : « Je vois que tu ne comprends toujours pas la gravité de ce que tu as fait. » C’est alors qu’il fit deux fois le tour de mon brancard en sifflotant. « Comme tu continues à blaguer, je dois blaguer avec toi. » me dit-il. J’entendis le bruit de plusieurs pas entrer dans la pièce. « Ah, Zakwani, ce petit chien sur la table ne veut pas collaborer avec nous et pense être supérieur à moi. En plus, il aime blaguer. Je te le confie et bla-gue avec lui jusqu’à ce qu’il dénonce ce qu’il cache. » lui ordonna-t-il en s’éloignant. « À vos ordres, mon colonel. Je vais blaguer avec lui jusqu’à ce qu’il éprouve ce que j’ai subi lors de ma formation militaire. » renchérit le sergent Zakwani. Il fit le tour de mon petit lit. Quand je vis qu’il tenait dans une main une cordelette avec plusieurs nœuds, je devins très nerveux, car je devinais ce qu’il en ferait. Il s’immobilisa sur mon côté droit. « Tu vas très bien sentir mes coups. Je te le promets. »

J’ai tendu les muscles comme pour diminuer la souffrance à venir; ma respiration devint haletante et mes battements de cœur résonnaient dans ma tête. Je me suis dit que je serais incapable d’endurer tant de douleurs tout en sachant que jamais je ne dénoncerais mes collaborateurs et que jamais je ne deviendrais un traître à leurs yeux.

Mon bourreau commença son travail. Un violent coup de cordelette frappa mes fesses si fortement que j’eus l’impression qu’on coupa les chairs. Un long cri sorti de mes entrailles déchira le silence de la pièce. Un deuxième coup s’abattit sur mes fesses avec plus de force. Mes cris remplirent la salle de tortures. À partir du troisième coup, le rythme des frappes s’accéléra; ses coups déchaînés me lacéraient le dos, les fesses, les cuisses et les jambes. Mes cris assourdissants me défonçaient les tympans; je haletais, ma bouche devint pâteuse, ma gorge s’assécha, mes cris cessèrent quand je me rendis compte que ne sentais plus la souffrance bien que j’entendisse le bruit de ses frappes. Je perdis connaissance.

Quand j’ai repris conscience, j’étais étendu sur le ciment froid de ma cellule, incapable de bouger tant ma souffrance était grande, mais comme j’avais une soif inextinguible, au prix d’efforts douloureux, je réussis à m’approcher de la porte et à cogner sur les barreaux.

J’entendis des pas venir. Le militaire ouvrit la porte et entra. «Qu’est-ce que tu veux?» me demanda-t-il d’un tonméprisant. Avec une voix éteinte, je balbutiai; « J’ai besoin d’eau, j’ai soif. » Il me répondit qu’il n’avait pas le droit de me donner quoi que ce soit sans la permission du lieutenant Modeste et quitta la pièce.

Prisonnier de mon corps, je restai là près de la porte, les yeux ouverts, le cœur sur les lèvres, écoutant ma respiration hachurée tout en pensant de nouveau que je n’avais pas suivi les conseils du docteur Louis-Marie; je sentis une infinie tristesse à l’idée que j’abandonnais Aimée et notre enfant. J’appréhendais que tous les deux subissent des représailles à cause de moi.

Je fermai les yeux pour contenir mes larmes en pensant à mon ami prêtre qui, sans l’ombre d’un doute, m’avait trahi depuis le début, non, depuis toujours.

Ce prêtre de mon diocèse avec qui j’avais travaillé dans différents organismes de bénévolat se disait mon ami. Comment ne pas le croire quand cette amitié remonte de longue date, une amitié nourrie de ses précieux conseils, de sa foi trempée, de sa charité exemplaire, de sa piété profonde et de sa présence attentive à mes côtés. Je l’écoutais religieusement quand il dénonçait les injustices sans fin dans ce pays, le manque de volonté politique de ce gouvernement à aider son peuple, la corruption de ses ministres, les pots-de-vin ad nauseam.

Malheureusement il collaborait avec des politiciens véreux qu’il dénonçait tout en étant un défenseur des droits de l’Homme et un membre de la Commission Justice et Paix.

J’en vins à regretter qu’il ait été mon confesseur pendant toutes ces années. Ces tartuffes n’ont aucune morale et n’ont que faire du secret de la confession, pensai-je en laissant couler mes sanglots.

Quelles minutes plus tard, je fermai des yeux asséchés de larmes, promenai ma main sur le sol humide, voyant ma courte vie basculer dans les ténèbres de la mort. « Que laisserai-je à ceux qui suivront? » susurrai-je en pensant à Je ne suis pas un homme libre de Peter Abraham.


Je m’assoupis malgré moi, car, quand j’entendis un bruit de pas dans le corridor, je ne réalisai pas tout de suite quej’étais encore en prison. Je sortis lentement des limbes et reconnus la voix criarde du lieutenant Modeste.

J’étais étendu au même endroit que la veille quand un militaire ouvrit la porte et d’un coup de pied : « Lève-toi et suisnous. » Terrorisé, j’essayai en vain de me lever. Deux hommes me prirent à bras le corps et me mirent debout. Je m’affaissai sous la douleur dans mes jambes. « Relevez-le et amenez-lemoi dans la salle à côté, dans L’abattoir. » Deux hommes m’empoignèrent par la taille et me plantèrent debout en mettant chacun de mes bras sur leurs épaules. Je me laissai traîner jusque dans la pièce qui m’a semblé à des kilomètres.

Les bras croisés, le lieutenant m’attendait dans l’autre pièce qu’ils appelaient La morgue. « On dit que la nuit porte conseil. C’est ce matin qu’on va voir si cela est vrai.» m’annonça-t-il d’un regard pénétrant. Je baissai la tête. « Fais entrer Fariala. » ordonna-t-il à un de ses hommes. Une porte tout au fond de la salle s’ouvrit; un homme s’approcha de moi. En le voyant avancer en titubant, le visage couvert d’ecchymoses, les bras derrière le dos et sa chemise maculée de sang, je compris rapidement qu’il venait d’être torturé.

« Cet homme devant toi est un militaire qui a trahi. Comme lui, voici ce qui t’attend.» m’informa le lieutenantModeste. Il fit signe à ses hommes de le jeter dans un immense bac à l’extérieur de la pièce.

Il claqua des doigts. Ses aides empoignèrent Fariala et l’amenèrent violemment près du bac. Un des deux hommesavança un petit escabeau et y fit monter le militaire. Une fois sur la marche, ils le poussèrent dans le bac sous le rire démoniaque du lieutenant qui s’était approché de celui-ci. Après quelques minutes, il revint vers moi en souriant. « Tu es prêt à collaborer ou on te jette dans le bac. » Je gardai silence, ayant toujours en tête que même si je parlais, la mort serait toujours au rendez-vous. Je l’entendis ordonner à ses hommes de venir me chercher et de m’amener près du bac. D’un pas rapide, les deux militaires s’approchèrent de moi, me mirent les bras sur leurs épaules et m’amenèrent devant le bac où était déjà le lieutenant. « Je vais te montrer là où je viens de jeter ton ami traître. » dit-il en ouvrant le grand couvercle de métal. « Regarde! » m’ordonna-t-il. Je levai les yeux sur le bac devant moi. J’y vis des bouillonnements qui me saisirent d’horreur et me firent fermer les yeux. J’entendis le bruit sourd du couvercle frapper le bac. « Amenez-le dans la salle d’à côté. J’arrive. » cria Modeste.

Dès que je mis les pieds dans la salle, je fis face à trois militaires costauds. L’un d’eux s’approcha de moi avec une cordelette, me fit mettre les bras derrière le dos, les lia avec violence, puis me mit à genoux et, avec la même cordelette, m’attacha les chevilles ensemble. Aussitôt, je sentis des picotements dans les membres et fus incapable de respirer tant ma poitrine était tendue. J’entendis au-dessus de ma tête le bruit d’une chaîne qu’on descendait. Je sentis les mains du militaire dans mon dos me crocheter, comme un morceau de viande. Je me vis monter de près de deux mètres, puis, brusquement, on arrêta la montée. Suspendu entre ciel et terre, je vis les deux autres militaires pousser un chariot rempli d’outils de torture. Ils se placèrent au-dessous de moi et prirent des aiguilles et commencèrent à me piquer les fesses, les cuisses, les mollets. À chaque piqûre, mes cris augmentaient tandis qu’eux accéléraient le rythme. Je voyais des gouttes de sang tomber par terre. « Si tu veux qu’on arrête, parle-nous de tes collaborateurs. » dit l’un d’eux. Haletant, je réussis à leur dire : « Je ne suis pas un criminel pour être torturé ainsi. Je n’ai rien fait de mal. Tuez-moi plutôt que de continuer à me faire souffrir ainsi. »

J’avais à peine terminé de parler que je sentis sur mes joues de puissantes gifles qui m’étourdirent et me coupa larespiration. « Prends cette fine aiguille et pique-lui les parties génitales à plusieurs reprises. Cela va l’inciter à parler. » ordonna le lieutenant Modeste.

Je vis un des deux militaires baisser ma culotte pendant que son collègue me tenait par la taille pour m’empêcher de bouger. Quand je vis le militaire choisir une fine aiguille, je sentis mon cœur devenir fou, je bougeai la tête en tous sens pendant que son collègue accentuait la pression sur ma taille. Je sentis une violente douleur à l’urètre au fur et à mesure qu’il y entrait l’aiguille. Voyant que la douleur devenait insupportable, je criai à tue-tête que j’étais prêt à collaborer. J’entendis la voix criarde du lieutenant leur ordonner d’arrêter. Les deux militaires me descendirent et me détachèrent pour m’amener à demi nu dans un autre bureau. Tout en marchant, je vis du sang couler sur mes cuisses et entre mes jambes.

En arrivant dans la salle, je remarquai la présence du major Chirimwami. « Faites-le asseoir sur cette chaise. » ordonna-t-il aux militaires. Je m’assis avec difficulté, déposai lentement mes bras sur la table, les yeux baissés.

« Pascal, je vais te donner la chance de quitter ces lieux qui ne sont pas destinés à des civils comme toi, d’autant moins à un avocat », me rassura-t-il d’une voix calme, presque chaleureuse. Incapable de lever la tête à cause de la douleur au cou, je répondis sans le regarder : « Ce serait un miracle pour moi de quitter ces lieux. » J’entendis son rire fallacieux. « Je viens d’ordonner qu’on t’apporte un matelas, qu’on l’installe à côté du corridor ce qui te permettra de voir la lumière. Tu auras aussi droit à un bain par jour; deux militaires t’accompagneront à la douche. Tu auras droit à tout cela à deux conditions: premièrement, que tu me dévoiles tes sources et deuxièmement, que tu me dises pourquoi tu as voulu dénoncer notre façon de faire à des étrangers. Est-ce que je me fais bien comprendre? »

Je trouvai sa proposition intéressante, car je compris qu’ils ne voulaient pas me tuer avant d’avoir les informations recherchées. Donc, j’étais pour eux encore quelqu’un de précieux, mais je ne voulais toujours pas divulguer mes sources.

« Je suis d’accord avec vous, mais je ne suis pas capable actuellement dans ma situation présente de collaborer avec vous, mais si vous me faites soigner et si je récupère ma santé, je serai prêt à collaborer étroitement avec vous. » J’avais à peine terminé ma réponse que je l’entendis me dire : « Je suis d’accord avec toi Pascal, mais tu n’auras pas droit de recevoir des visiteurs ni d’appels téléphoniques. » Je ne réagis point.

J’étais heureux de quitter ma cellule froide et obscure, mais une petite voix me disait que sa proposition cachait autre chose. « Attention Pascal : rappelle-toi qu’après avoir sucé le sucre d’une canne à sucre, on la jette aux orties. » me disait ma petite voix.

« A-t-on déjà installé le matelas où le corridor est plus large? » demanda le major. J’entendis un « Oui » au fond de la pièce. Nous sortîmes tous du local pour nous diriger vers l’endroit où on avait étendu le matelas. « Tu vas dormir ici aujourd’hui », m’informa-t-il avant de quitter pour son bureau.

Je me suis couché de tout mon long sur mon lit d’appoint et fermai aussitôt les yeux tout en pensant que rien n’était gagné d’avance parce que je connaissais leurs façons d’aller chercher à tout prix des informations qu’ils jugeaient primordiales pour la sécurité du pays.

J’ouvris les yeux en pensant que personne ne savait que j’étais ici. En tant que conseiller juridique, je me rappelai les fois où j’avais fait une demande pour visiter ces lieux, dont le bureau du Service des renseignements militaires, et leur sempiternelle réponse négative sans me donner une explication. Ces refus à répétition m’ont toujours laissé perplexe. Personne ne savait ce qui se passait vraiment en ces lieux, sauf peutêtre quelques militaires et la Présidence de la République.

Je tentai de m’asseoir pour diminuer mes douleurs au dos. «Comment ferais-je pour m’en sortir?» me demandais-je quand je vis un officier s’approcher de moi. « Bonjour, je m’appelle Mapasa. Je suis commandant de la police militaire d’Uvira », m’informa-t-il en se mettant à ma hauteur. Je le saluai à mon tour. Il s’informa d’abord du temps de ma détention ici. « Je suis ici depuis deux jours, je crois. » Puis son regard me scruta : « Pourquoi on t’a arrêté? », me demanda-til. « Je ne connais pas la raison de mon arrestation. » Il réfléchit un instant. «Qui t’a arrêté?» poursuivit-il. «C’est le lieutenant Modeste, du bureau du Service des renseignements militaires, le major Chirimwami, de la Sécurité présidentielle et le colonel Mutupeke, de l’Agence nationale des renseignements », répondis-je d’un trait.

Il bougea la tête de haut en bas. « Ce sont des personnes d’une grande autorité qui t’ont arrêté. Tu as dû faire quelque chose de grave, de très grave. » Il expira longuement avant d’ajouter : « Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas, je vais t’aider. » Je le remerciai.

À ma grande surprise, je le vis revenir une trentaine de minutes plus tard, accompagné d’un jeune militaire. Mapasa avait dans ses mains des pommades et des comprimés. Il me montra comment les utiliser. Une fois assuré que j’avais bien compris, il me présenta le jeune homme. « Voici le souslieutenant Guillaume de la police militaire. » Je le saluai de la tête. « Je sais que tu me connais », m’informa-t-il à brûlepourpoint. Étonné, je lui répondis qu’il devait se tromper. C’est alors qu’il énuméra tous les noms de ma famille y compris le mien. Et, comme si cela n’était pas assez pour me convaincre, il me nomma les repères de mon enfance.

Pour la première fois depuis mon arrestation, je souris en me disant que Dieu avait envoyé un ange pour me sauver. « Dieu fait les choses à son rythme, commenta Mapasa. Tu vois, quand je t’ai demandé le pourquoi de ton arrestation, j’ignorais que tu étais de la même tribu que la mienne. Et voici maintenant qu’un grand ami à moi est de la même famille que la tienne. N’est-ce pas extraordinaire Pascal? »

Je me sentis soulagé. Était-ce la lumière au bout du tunnel? Je les regardai tous les deux qui me souriaient en me demandant s’ils n’étaient pas eux aussi de connivence avec mes accusateurs, car j’estimais que beaucoup d’éléments tout à coup convergeaient à leur donner ma confiance.

Une fois les deux militaires partis, je m’étendis sur le matelas que je trouvai confortable malgré sa minceur. Je m’assoupis pendant quelques minutes. Des bruits de pas me réveillèrent. Je vis une femme dans la vingtaine, accompagnée d’un militaire, s’approcher de moi. Je m’assis tant bien que mal en m’appuyant sur le mur. « Je suis la femme du sous-lieutenant Guillaume », me dit-elle en me souriant. Je la saluai en lui rappelant que j’étais l’oncle de son mari et l’invitai à s’asseoir près de moi pendant que je remarquai le militaire s’éloigner. « Je suis venue avec le garde du corps de mon mari pour me faciliter l’entrée et aussi pour ne pas payer les frais exigés pour faire entrer de la nourriture. » précisa-t-elle en ouvrant son panier.

Affamé, je n’avais d’yeux que pour le contenu du panier. Elle en sortit de la pâte de maïs avec de la viande qu’elle me présenta. « Prends un gobelet de thé chaud avant de manger, cela va faciliter ta digestion. » me dit-elle en me donnant le gobelet fumant que j’ingurgitai aussitôt. Après que j’eus mangé quelques bouchées, elle m’annonça qu’elle allait revenir le lendemain matin avec encore de la nourriture. Dès que son garde du corps vit qu’elle se leva, il s’approcha d’elle d’un pas militaire. Elle me salua et se dirigea vers la sortie.

Je terminai de manger lentement en mastiquant chaque bouchée avec jouissance. Une fois mon repas terminé, comme je ne pouvais pas encore me lever, je restai assis et regardai autour de moi les nombreux militaires qui s’affairaient à l’extérieur.

À 18 heures, je vis le major Chirimwami s’approcher de moi. « Je vais causer avec toi pendant quelques minutes. »m’annonça-t-il pendant qu’un soldat de garde apporta une chaise. « Aimes-tu mieux être ici ou dans ta cellule? » s’informa-t-il. Je répondis aussitôt : « Aucune des deux ». Il parut surpris de ma réponse et me demanda la raison. « La place d’un innocent n’est pas dans une prison et on n’a pas le droit de le torturer pour rien. » Il se leva en riant puis me dévisagea avec mépris : « Avec tes études en droit, tu te classes encore parmi les innocents? » ironisa-t-il. « Oui parce que depuis je suis ici, vous n’arrivez pas à me donner la raison de mon arrestation. En plus, vous m’arrêtez comme un criminel sans mandat d’arrêt et vous me privez de toute visite. » accusai-je d’une voix directe, les yeux en colère.

Il cessa de sourire et se rassit : « Maintenant, on va mettre les choses au clair avec toi. Es-tu d’accord? » Je répondis sans hésitation que j’étais prêt à parler en pensant que j’étais peutêtre sur le seuil de la mort, mais que je voulais que tous connaissent la vérité. « Très bien. Je te laisse parler, je vais t’écouter et après on verra si tes arguments pourront nous convaincre que tu es innocent. »

Je pris une profonde inspiration. « D’abord, énumérez-moi les infractions que vous me reprochez pour que je sois ici. » Assis sur sa chaise, il me répondit d’une voix calme : « De un, ton rapport prouve que tu collabores avec l’ennemi du peuple, de deux, tu portes atteinte à la sécurité interne et externe de l’État, de trois, tu portes atteinte à la réputation du chef de l’État. »

« Je constate que vous intentez un procès basé sur la honte. J’aimerais être présenté devant un juge au civil pour me défendre. » répliquai-je d’une voix accusatrice.

Il me rétorqua : « Tu n’as droit à aucun avocat et on ne te transfèrera jamais à la cour civile, là où sont tes amis qui vont te protéger. Si tu ne dénonces pas tes collaborateurs, il ne te reste plus que 72 heures à vivre. » me prévint-il d’une voix autoritaire.

« Je ne crains pas la mort, car depuis toujours je sais que je vais mourir. Je ne veux pas faire mourir des innocents, car ce sont tous des innocents puisqu’ils n’ont rien à voir avec mon rapport, mais que vous voulez que je les sacrifie pour satisfaire votre cruauté. Allez dire à tous vos amis barbares que je suis prêt à mourir, car je suis assuré que la vérité triomphera un jour. »

Furieux, il se leva brusquement ce qui fit renverser sa chaise et appela le caporal de faction près de la porte. « Caporal, jette-le dans sa cellule. Il n’a plus aucun droit, ni même celui de se laver. » Aussitôt, le militaire m’empoigna par mon chandail, me souleva carrément et me conduisit de force vers la cellule d’isolement où j’y étais deux jours plus tôt.

Recroquevillé sur moi-même, j’eus l’impression que la machine infernale de l’injustice se remettait en branle. Je sentis des larmes couler sur mes joues, tomber sur mes mains. Je frappai des poings le ciment bien que la douleur me montât dans les bras. Enragé, parce qu’impuissant devant ma situation, je priai Dieu de me donner la force nécessaire pour traverser ces épreuves : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer ». Je me calmai.

Je fus incapable de m’endormir tant je craignais de nouveau la torture. Le filet de lumière entrevu à la suite de la visite de mon neveu Guillaume et du capitaine Mapasa s’estompa lentement jusqu’à se confondre à l’obscurité de la cellule.

Je fermai les yeux en pensant à ma mort imminente. Je m’abandonnai à la volonté de Dieu, convaincu que, malgré ce terrible maintenant, la vérité éclatera demain et éclaboussera les oppresseurs. Un proverbe égyptien me revint en mémoire. « Si l’homme craint le temps, le temps craint les pyramides ». Si l’homme craint l’injustice, l’injustice craint la vérité. Je m’assoupis.

J’entendis des voix au loin. Pendant un instant, je crus rêver quand je vis mon neveu Guillaume s’approcher de mon cachot. « Que s’est-il passé pour que tu sois de nouveau dans cette chambre noire? » me demanda-t-il quand il me vit. Je m’assis en grimaçant puis lui expliquai ma rencontre la veille avec le major Chirimwami tout en lui précisant qu’il m’avait dit qu’il ne me restait que 72 heures à vivre.

Sidéré, il voulut savoir si on m’avait frappé. « Pas cette fois-ci. » Il réfléchit un instant, tourna la tête vers l’entrée où un militaire était de garde, me fit signe de ne rien dire. « Ne sois pas surpris si ma femme ne t’apporte rien à manger aujourd’hui parce que nous ne voulons pas laisser des traces. Le capitaine Mapasa et moi partons pour voir comment te venir en aide avant que ton ultimatum expire. » me chuchota-t-il. J’acquiesçai discrètement de la tête. « J’ignore quand nous reviendrons, mais c’est assuré que nous serons de retour avant l’ultimatum du major. Aie confiance. Nous te sauverons. » ajouta-t-il avant de me laisser.

Je le regardai se fondre dans l’obscurité en me demandant si je n’avais pas rêvé cette scène. Recroquevillé sur moi-même, un flot de questions m’assaillit. « Quel miracle feront-ils pour m’aider? Eux qui sont des subalternes, ont-ils vraiment le pouvoir de me faire libérer? Ont-ils les contacts nécessaires? Pourquoi prendraient-ils tant de risques pour moi qui ne les connais que depuis deux jours? Ont-ils oublié qu’ils risquent tous les deux la mort si leur plan échoue? Eux qui sont militaires doivent savoir que les autorités carcérales craignent plus que tout autre l’évasion d’un de leurs prisonniers? Le major aurait-il changé de stratégie en les envoyant ici dans le but de créer un lien de confiance entre nous pour mieux m’espionner par après? » pensai-je.

Je fermai les yeux en me couvrant la figure de mes mains. Je pensai à ma femme et à notre enfant à naître. Pendant que je croupissais dans ce cachot, qu’advenait-il d’elle? Quant à ma mère était-elle déjà au courant de mon arrestation?

Je levai lentement la tête. L’image de ce prêtre qui m’avait trahi s’imposa tout à coup. Je fermai les poings. Où était-il en ce moment? Qu’avait-il gagné en me dénonçant? Avait-il fait de même avec d’autres personnes? Combien en tout? Et s’il poursuivait son œuvre diabolique?

Je me rappelai le jour où il m’avait choisi comme son servant de messe. Je le revis revêtir ses vêtements sacerdotaux pour l’office du matin que je servais. Avec piété, il avait baisé l’amict en m’expliquant qu’il symbolisait l’espérance en JésusChrist puis l’avait mis sur ses épaules et attaché les deux cordons autour de sa taille. Il avait fait de même avec l’aube qu’il avait baisée en m’expliquant qu’elle renvoyait à la pureté de l’âme, puis avait pris dans ses mains sa ceinture, l’avait aussi baisée en me précisant qu’elle symbolisait la pureté du prêtre, le messager de Dieu sur la terre avant de ceinturer sa taille. Il en fut de même avec le manipule et l’étole où il m’expliqua avec patience leur symbole respectif. Arrivé au dernier vêtement, la chasuble, je le sentis fébrile; je le vis fléchir un genou avant de la baiser puis de l’enfiler avec affèterie, les bras écartés. Une fois les vêtements sacerdotaux sur lui, il pencha la tête vers le miroir qui était sur la table, recentra le col de son ample manteau brodé de fils d’or. Et juste avant de quitter la sacristie pour la chapelle, il frotta son calice avec le corporal qui recouvrait la patène pour que son or brille de tous ses feux, vérifia si les burettes étaient bien remplies de vin et d’eau, si le purificatoire était empesé, si le manuterge était plié convenablement. Une fois rassuré, il se tourna vers moi, me sourit en écarquillant les yeux puis nous nous dirigeâmes vers la chapelle, lui, tenant ostensiblement à la hauteur des épaules, calice, corporal, patène et pale et moi les clochettes pour rappeler aux fidèles de s’incliner devant le Corps du Christ et son Précieux Sang.

Quelle faute avais-je commise pour qu’il me trompât ainsi? Je fermai de nouveau les yeux en pensant à ma mère. Ce qu’il m’avait fait était innommable. Il me privait de liberté, m’éloignait de mon épouse, me faisait subir la torture. Comment pourrais-je lui pardonner? Ma haine contre ce pharisien était trop grande.

Vers midi, le même jour, on ouvrit la porte menant à mon cachot. J’entendis le capitaine Mapasa, commandant de la police militaire, demander au gardien d’ouvrir ma cellule et de lui laisser le temps de causer avec moi. Une fois seul avec lui, je me levai avec douleur, m’approchai le visage du sien et tendit l’oreille. « Tu dois être attentif à ce que je vais te dire. Si tu veux vivre, tu devras respecter toutes les consignes que je vais te donner. À 14 heures, je vais changer l’équipe des trois gardiens. J’ai choisi des hommes corrompus. Il te sera facile de profiter d’eux. Ils sont alcooliques, grands fumeurs de chanvre et tous ont déjà été poursuivis pour abandon de poste à cause de leur alcoolisme et de leur intoxication. Quant à tes amis militaires, tu n’as pas à t’inquiéter, le colonel Mutupeke, lemajor Chirimwami et le lieutenant Modeste viennent de quitter pour une réunion importante à Bukavu.

Je te demande, une fois la rotation des gardes terminée, de créer avec mes trois hommes une connivence qui permettra ton évasion. Pour ce faire, je te laisse 10 coupures de 20 $ américains. » Il me regarda avec attention. « Ça va jusqu’à maintenant, Pascal? » me demanda-t-il. J’acquiesçai de la tête. Il poursuivit. « Tu donneras, d’abord, un premier 20 $ au chef de poste, c’est celui qui est le plus grand des trois, pour qu’il aille acheter de la bière Primus et du Lutuku. Comme tu le sais, cette boisson locale a plus de 50 % d’alcool. Mes trois militaires aiment mélanger bière et Lutuku; cette mixture a pour effet qu’ils sont ivres, 30 minutes plus tard, mais ne te fie pas aux apparences et mets toutes les chances de ton côté endonnant un autre 20 $, toujours au chef de poste, pour qu’il aille en chercher un second lot. Quand ils auront bu cette deuxième potion, ils ne se rappelleront même plus leur nom. » Son regard scruta le mien. « Ça va toujours, Pascal? » J’acquiesçai de nouveau.

« Quand tu me verras, je vais revenir de ce côté-ci, précisat-il en me pointant l’endroit, tu demanderas la permission au chef de poste d’aller dans la douche. Ne t’inquiète pas, il sera encore sous l’effet de l’alcool. Une fois près de la douche, ne tourne pas à gauche où se trouve la douche, mais continue tout droit; c’est la direction à prendre pour aller au lac Tanganyika. Sur ton chemin, tout près, se trouve, comme tu le sais, le marché Maendeleo. Tu verras juste à ta droite une voiture RAV 4 bleue sur le bord de la route à côté du Bureau de la marine; dirige-toi vers elle. Guillaume sera assis sur la banquette arrière. Il baissera sa vitre et te fera signe de monter. Ça va toujours, Pascal? » Je fis un signe affirmatif de la tête.

Une fois qu’il eut terminé de me donner toutes ses consignes, j’osais une question. «Ne penses-tu pas que mon évasion confirmera leur hypothèse que je suis un bandit? Tu sais que les lois sur la protection des lieux de détention permettent aux militaires de tirer sur l’évadé? » Il me répondit d’une voix basse : « Je sais tout cela, mais notre plan est sans risque, car il y a des gens qui te protègeront tout près d’ici. »

Je le regardai en me disant que je n’avais pas son assurance. « Tu es sûr que le lieutenant Modeste ne reviendra pas avant mon évasion? » m’informai-je nerveusement. Il me le jura. Sa réponse ne me convainquit qu’à demi.

« J’ai demandé au capitaine Mashimango, l’adjoint du lieutenant Modeste, de t’accorder la permission de passer l’aprèsmidi dehors dans la cour intérieure afin d’aider à la cicatrisation de tes plaies. J’ai ici sa permission signée de sa main. » m’assura-t-il avant de la remettre aussitôt dans sa poche sans m’en montrer le contenu.

Je me suis dit que, de toute façon au bout de la journée, c’était la mort et qu’il valait mieux mourir dehors où les gens verront mon cadavre qu’ici où tous ignoraient ma présence. J’acceptai. Il quitta en collant son poing sur le cœur.

Quelques minutes plus tard, j’entendis le capitaine Mashimango ordonner de me faire sortir dehors.

À 14 heures précises, quand les trois nouveaux militaires arrivèrent, j’étais déjà dans la cour. Je vis leurs devanciers leur parler en me regardant. Les trois hommes de Mapasa se tournèrent vers moi puis acquiescèrent de la tête. Je devinai qu’ils venaient de recevoir les consignes de ceux-ci.

Une fois seuls tous les quatre, je m’approchai d’eux pour faire connaissance et gagner leur confiance. Ils me taquinèrent sur ma profession d’avocat en me disant que nous n’aimions pas les militaires. Je les déstabilisai en leur répondant que c’était faux et, pour leur prouver, je leur demandai s’ils voulaient de la bière locale et du Lutuku. Leurs réponses furent unanimes. Tel qu’entendu avec Mapasa, je donnai au chef de poste un billet de 20 $ qu’il prit aussitôt pour aller acheter de la boisson. Deux minutes plus tard, la fête commença pour eux, tandis que pour moi, j’observai leur état d’ébriété augmenter à chaque gorgée qu’ils avalaient.

La bouche pâteuse, ils m’interrogèrent sur mon arrestation, mon lieu de naissance, mon état civil, mon travail. L’un d’eux revint sur ma profession d’avocat en disant que j’étais dans un des meilleurs hôtels du monde, là où nous envoyions les plus pauvres de la société. Tous les trois me félicitèrent de goûter enfin à la souffrance, à l’humidité, à l’obscurité et à la faim. Ils me dirent en ricanant que mon séjour ici m’aiderait à ne plus envoyer de pauvres innocents dans les cachots. Je ris de bon cœur avec eux en espérant le retour de Mapasa.

À les voir remplir leurs gobelets qui se vidaient à un rythme effréné, je me dis que nos militaires étaient davantage des alcooliques et des pourris que des vrais soldats. Comme l’avait précisé Mapasa, 30 minutes plus tard, les trois militaires étaient saouls, mais avaient encore soif. Je fouillai dans ma poche et, ouvertement, je sortis un autre 20 $ que je présentai au chef de poste qui me l’arracha de la main pour se diriger en titubant vers la vendeuse attitrée. Trois minutes plus tard, il revint avec deux grosses bouteilles de Lutuku et des boules de chanvre. Malgré moi, je souris.

Tout en ne quittant pas du regard les trois militaires qui peinaient à se tenir debout, je jetai de temps en temps un œil en direction de l’endroit où devait apparaître Mapasa. Personne. J’en vins à me demander s’il ne s’était pas fait surprendre et arrêter quand je le vis venir à pied. Aussitôt, je demandai la permission au chef de poste, plus qu’éméché, d’aller me laver dans la douche. Il me fit un ample geste de la main que j’interprétai comme un « Oui ». Je quittai l’endroit sur-le-champ.

Tel qu’entendu avec Mapasa, rendu à la douche, je bifurquai à droite, fis quelques pas qui me feraient sortir du camp quand je tournerais à gauche. Un grand sentiment de peur m’étreignit à la pensée que je pourrais être arrêté avant de goûter à ma liberté. J’accélérai ma marche jusqu’à ce que je fusse bien sorti de ce camp militaire maudit. Une fois rassuré, je pris la direction du lac Tanganyikia qui m’amènerait à la route principale proche du marché Maendeleo où Guillaume, accompagné d’un chauffeur, m’attendait. Je n’osai me retourner pour vérifier si personne n’avait remarqué ma fuite. Quelques minutes plus tard, essoufflé, j’approchai de la route goudronnée où la voiture RAV 4 bleue était immobilisée sur l’accotement. Je vis Guillaume baisser la vitre arrière et me faire signe de me dépêcher à monter à l’intérieur.

Une fois dans la voiture, je pris une profonde inspiration pour me calmer. Le chauffeur démarra aussitôt. « Mon frère, commença-t-il à me dire, je prends un grand risque pour te sauver, mais je ne pourrais pas supporter qu’on te tue devant moi. La seule chose que je te demande, c’est de ne pas nous oublier, Mapasa et moi, parce que si nous sommes arrêtés la même chose qui t’était destinée nous arrivera. » Je le regardai dans les yeux et d’une voix émue je le lui promis. « L’être humain est faillible et je ne suis pas parfait, mais je ferai de mon mieux pour ne pas vous décevoir. Je penserai à tout moment à vous et je vous promets que je garderai contact avec vous pour vous venir en aide au moment opportun. » Il hocha la tête en signe de satisfaction. « Laissons tout dans les mains de Dieu. » À mon tour d’acquiescer : « Tu as raison. Laissons tout dans les mains de Dieu. »

Assis aux côtés de Guillaume, je vis qu’on dépassa le Bureau du HCR d’Uvira de même que la résidence du procureur. Où me conduisait-il? Dans quel autre quartier me cacherait-il? « M’amènes-tu à Bukavu ou ailleurs, Guillaume? » demandaisje. «L’argent que Mapasa t’a donné, je crois que c’est 200 $ américains, provient d’un de tes amis, activiste et défenseur des droits de l’Homme qui nous a demandé de te sauver la vie. » Je serrai les poings en pensant à ce prêtre félon qui m’avait vendu. « C’est qui la personne? Un prêtre ou un laïc? » demandai-je d’une voix agressive. Guillaume se tourna vers moi. « Calme-toi, Pascal, tu vas le voir bientôt. » Je le fixai dans les yeux et d’un ton sec : « Tu demandes au chauffeur d’arrêter la voiture ou tu me dis son nom. Sans cela, dis-jeen mettant ma main sur la poignée de la portière, j’ouvre et je me lance dehors. Je veux connaître chez qui tu m’amènes. »

« N’as-tu plus confiance en moi, Pascal? » Les yeux toujours braqués sur lui. « J’ai confiance en toi, mais je n’aime pas la direction où nous allons. M’amènes-tu à l’Évêché? » Il eut un sourire en coin. « Calme-toi, me dit-il de nouveau, je te conduis chez ton ami, le juge-président K. » Ce que je venais t’entendre me satisfaisait.

Deux minutes plus tard, la voiture tourna dans une entrée de cour. J’aperçus le juge sur le balcon qui semblait surveiller les alentours. Après avoir roulé quelques mètres, la voiture s’immobilisa. Je remarquai que Guillaume avait sorti de son étui son révolver qu’il tenait maintenant dans ses mains pendant que le chauffeur ouvrait sa portière. Il se dirigea directement vers son hôte avec qui il échangea quelques secondes. Je vis le juge s’avancer vers nous tandis que le chauffeur demeurait sur place. Guillaume baissa sa vitre. «Monsieur Mandela est avec vous? » s’informa-t-il à Guillaume. En entendant sa voix et surtout le nom avec lequel il m’identifia, je ris de contentement, car, en Afrique, le nom de Nelson Mandela est synonyme d’un homme luttant pour la liberté de son peuple.

« Oui, il est avec moi. Il respire toujours. » Ému, croyant rêver, je répondis d’une voix faible : « Je suis là, mais je suis très fatigué. » Je vis le juge faire quelques pas de l’autre côté de la voiture, ouvrir la portière et me tendre son bras. D’une main hésitante, je pris la sienne et avec difficulté, je quittai mon siège et me dirigeai avec l’aide du juge dans sa maison.

Il nous amena, Guillaume et moi, dans son bureau. Une fois assis, le juge le remercia pour tout ce qu’il avait fait pour moi. Celui-ci me regarda en me souhaitant courage et bonne chance. « Dis-toi que tout va bien se passer et que tu es maintenant en sécurité. » À mon tour, je le remerciai pour tout ce qu’il avait fait pour moi. « Je n’ai pas de mots Guillaume assez forts pour t’exprimer toute ma reconnaissance et ma fraternité. » Il cligna des yeux en me serrant la main. Quelques instants plus tard, il alla rejoindre le chauffeur qui attendait dans la voiture.

Le juge me demanda si j’étais capable de marcher jusqu’à la salle de bains qui était tout près. « Oui, en marchant lentement. » Le juge épousa mon rythme en me suivant. Une fois dans l’embrasure de la porte, il me dit : « J’ai suspendu des vêtements propres pour vous. Ils sont là sur le mur. Les serviettes, le gant de crin, le shampoing et le savon, bref tout ce qu’il vous faut pour votre toilette, sont ici près du lavabo. Profitez de ce moment comme si vous faisiez vos ablutions. Je vous attendrai dans la salle à manger où des victuailles vous attendent sur la table. »

Je me laissai bercer par le murmure de l’eau qui coulait sur moi en pensant combien certains gestes si simples pouvaient nous réconforter. Je frictionnai ma tête savonneuse avec force comme si je voulais la nettoyer de toutes les odeurs carcérales, frottai mon corps avec le gant de crin pour le nettoyer de toutes les offenses qu’il avait subies, le panser de ses blessures, le purifier de toutes ses saletés. Je fermai les yeux en écoutant l’eau envelopper mon corps meurtri, réchauffé mon esprit qui n’avait pas failli malgré les humiliations et la torture. Je remerciai Dieu de m’avoir rappelé mon courage, ma force et ma foi en la justice.

Une fois ma toilette terminée, je me regardai dans le miroir vêtu de mes nouveaux vêtements; j’étais un autre homme, mais avec le même regard déterminé. Je me dirigeai à la salle à manger où le juge m’attendait.

Il me laissa me servir et m’asseoir avant de m’informer qu’il avait appris mon arrestation par Aimée. « Quand j’ai su, j’ai réalisé que ta vie était en danger. J’ai alerté plusieurs autorités tant gouvernementales que militaires et judiciaires. Toutes ont nié ton arrestation, affirmation que j’ai mise en doute.

Grâce à différentes organisations humanitaires dont Arche d’alliance, Héritiers de la justice et la mission onusienne au Congo, nous avons lancé des recherches dans les cachots et les prisons du pays pour savoir si tu y étais. Nous n’avons rien trouvé. Heureusement une de nos sources nous a mis en contact avec Mapasa et Guillaume qui nous ont confirmé ton arrestation dans les cachots secrets du Bureau 2 à Uvira. Après discussion et rémunération de notre part, ils ont accepté de nous aider pour te sauver la vie. Grâce à eux, tu te retrouves ici devant moi. »

Ému pour tout ce qu’on avait fait pour moi, touché par l’estime qu’il me portait, remué en pensant à tous ces visages qui m’avaient aidé dans l’ombre, je le remerciai, la gorge nouée par l’émotion.

« J’ai fait venir le docteur Mamoni pour qu’il soigne tes blessures. Mais comme tu le devines, il est risqué que tu demeures ici; une fois que le médecin en aura fini avec toi, une voiture protégée des Nations-Unies viendra te chercher pour te conduire à Kiromoni dans la résidence des Casques bleus en attendant de trouver une solution durable. » Je joignis mes mains et baissai la tête vers lui. « Avant que le médecin arrive, mets-toi donc quelque chose sous la dent. Tu dois mourir de faim? » Je lui souris. « En effet. »


« Ses blessures sont trop profondes pour que je le soigne ici. » constata le médecin après un court examen. Malgré l’heure tardive, il a été décidé de partir immédiatement vers la résidence des Casques bleus où on me soignera.

Le trajet fut long, car la route était mauvaise et les conditions atmosphériques peu clémentes. Après deux heures de trajet, nous arrivâmes à la maison des Casques bleus. J’étais ankylosé de partout et mes jambes me faisaient atrocement souffrir.

On m’installa dans une chambre en retrait des autres pièces, ce qui permit au médecin de me soigner sans être vu du personnel de la résidence. Il entrait par une porte étroite avec sa trousse, m’examinait durant quelques minutes, commentait l’évolution de la guérison de mes plaies. Les premiers jours il me prescrit de puissants antibiotiques et me donna plusieurs injections antidouleur. Après une semaine, constatant la cicatrisation de mes blessures, il diminua la posologie des antibiotiques et le nombre d’injections par jour. « Tu récupères comme je le souhaitais. Demain, tu commenceras des exercices de réhabilitation. Tout va très bien. Dans une semaine, cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir. » conclut-il comme pour m’encourager.

Pendant mes deux semaines de récupération, j’eus la visite du chargé des droits de l’Homme de l’ONU qui venait me rassurer en me projetant dans l’avenir, de mon épouse qui me donnait des nouvelles de sa grossesse et qui m’informait que des patrouilles militaires gouvernementales continuaient de rôder autour de notre maison, bien qu’elle eût répété au lieutenant Modeste, qui l’avait interrogée plusieurs fois, qu’elle ignorait où je me trouvais.

Après deux semaines, le médecin Mamoni jugea que mon état était satisfaisant, que mes blessures étaient en voie d’une totale guérison, mais, m’annonça-t-il d’une voix désolée: « Pascal, je dois vous dire avant de vous laisser définitivement que vous garderez des séquelles à vie à cause de ce qu’ils vous ont fait. Vous devrez être sous médication le reste de vos jours pour que vos douleurs au dos et à la poitrine vous soient supportables. Quant à vos organes génitaux, je vais vous prescrire des antibiotiques pour éloigner tous genres d’infections, mais vous devrez chaque année passer un examen plus approfondi pour vous assurer que tout est sous contrôle.»J’acquiesçai à peine de la tête, l’esprit ailleurs, au bureau du prêtre scélérat devant son ordinateur vidé de mon rapport.


J’avais une décision à prendre, et rapidement. Resterais-je au Congo en vivant dans la clandestinité ou me réfugierais-je dans un autre pays? Si oui, lequel? Dans mon rapport, je mettais en cause les forces armées burundaises et les rebelles burundais, opérant au Congo, ainsi que les forces armées rwandaises et les groupes rebelles rwandais. Comme ces deux pays sont limitrophes au Congo, il m’apparaissait plus simple de m’y réfugier. L’idée d’aller m’exiler en Tanzanie m’avait effleuré l’esprit, mais en me rappelant les extraditions de plusieurs activistes des droits humains vers Kinshasa où, une fois là-bas, on les jetait en prison, j’ai vite écarté cette hypothèse.

Ce fut la grossesse de mon épouse, Aimée qui a été un élément important dans ma décision de me réfugier au Burundi. Comme elle devait accoucher dans quelques semaines à Uvira, qui est à une dizaine de kilomètres du Burundi, et que sa capitale, Bujumbura, est à une trentaine de kilomètres de la frontière, j’ai décidé, avec l’accord de ma femme, de choisir ce pays.

En ce qui concernait mes appréhensions au sujet du contenu de mon rapport en choisissant ce pays, la chargée des droits humains de la mission de l’Organisation des NationsUnies au Congo (MONUC) soutint mon choix. « Comme il y a actuellement un changement de régime politique au Burundi et qu’il y a plusieurs ambassades accréditées à Bujumbura qui pourront te venir en aide le cas échéant, cela conjugué à votre réunification familiale, une fois que ton épouse aura accouché, je trouve votre décision très justifiée. » Son aval me conforta.

La veille de mon départ, je demandai à voir ma femme pour lui faire savoir que notre décision avait reçu l’accord de la MONUC. Tôt en matinée, le lendemain, elle arriva accompagnée du juge K. qui, en me voyant, m’informa qu’il aimerait me parler de ce qu’il adviendra des possessions d’Aimée une fois que celle-ci sera au Burundi. Il nous laissa seuls pendant qu’il alla s’entretenir avec un Casque bleu.

« Aimée m’a confié la gestion de votre maison étant donné que vos comptes bancaires sont toujours gelés. Voulez-vous que je la loue ou que je la mette en vente? » me demanda-t-il dès que je revins vers lui. « Aimée vous a-t-elle parlé de sa préférence. » Il fit signe que non. « Je suis convaincu que ce régime politique va changer un jour. J’aimerais revenir ici. C’est pourquoi je préférerais la louer. » répondis-je. Il acquiesça de la tête. « Ne t’inquiète pas Pascal, je m’occupe de tout.

Je t’enverrai le montant de la location mensuelle quand elle sera louée. Dès que tu es installé, tu me donnes ton adresse. »

Aimée vint nous rejoindre, une main sur son ventre. « Je crois que mes contractions sont commencées. » m’informa-telle d’une voix nerveuse. Le juge K. et moi estimâmes qu’il était plus prudent qu’elle retourna chez elle immédiatement. Avec amour et reconnaissance, je la regardai monter dans la voiture en pensant que, lorsque nous nous reverrons, elle tiendra dans ses bras notre enfant bien-aimé.

Nous nous étions entendus pour qu’elle vienne me rejoindre au Burundi, dès qu’elle serait remise de son accou-chement et ce, avec l’appui du juge K. et de la MONUC.

Le lendemain matin, très tôt, on me fit traverser la frontière congo-burundaise dans un char de combat blindé onusien jusqu’au Bureau des Nations-Unies, situé au rond-point ChezAnnick à Bujumbura, la capitale du Burundi, située dans la province de Bujumbura Mairie.

Je portai une main sur mes lèvres. J’étais devenu un apatride.


L’EXIL COMME LIBERTÉ

Devant moi, l’immense lac Tanganyiaka qui sert de frontière entre nos deux pays, une main en visière, je regardai du côté du Congo où la ville d’Uvira, sise sur la rive du lac, fait face à Bujumbura, sur l’autre rive. À peine une dizaine de kilomètres les séparent l’une de l’autre, mais sont si éloignées toutes les deux quand je pense à mon épouse qui attend làbas la naissance de notre enfant.

Rose-Médée Dusenge, la responsable de la protection au Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés et la responsable de la protection civile des Nations-Unis nous attendaient. Après de brèves salutations, un collègue, le responsable des droits de l’Homme au sein de l’organisation des Nations-Unies au Burundi (ONUB), se joignit à nous. Les trois me rassurèrent en me répétant que j’étais en sécurité ici. On m’amena dans une salle où j’ai pu me restaurer. Une fois que j’eus mangé, madame Rose-Médée m’invita à la suivre dans son bureau pour une entrevue. Je me sentis comme un automate tout en pressentant que j’entrais dans un univers inconnu, kafkaïen.

« J’aimerais tout d’abord, savoir pourquoi vous avez quitté votre pays? » D’une voix assurée, je lui répondis : « J’ai quitté mon pays à cause de mon insécurité à demeurer là-bas face aux menaces de mort qui pesaient sur moi. » Je remarquai qu’elle prenait des notes. « Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par «insécurité» et «menaces de mort»? » Je pris une profonde inspiration. Je lui ai tout raconté du début à la fin en passant par la rédaction de mon rapport, la trahison de ce prêtre malveillant, mon arrestation, mes séances de tortures. « Pensez-vous que si vous retournez au Congo, vous serez en danger de mort? » me demanda-t-elle en avançant sa figure vers moi. À mon tour de m’approcher le visage du sien. « Je me suis évadé, madame, et c’est grâce aux Nations-Unies si je suis encore vivant. » lui répondis-je en me levant.

Elle fronça les sourcils quand elle me vit enlever ma chemise; je lui montrai mes plaies. Je lus dans son regard tristesse, sympathie et incrédulité. « Quelle horreur! » murmura-t-elle.

L’entrevue dura 1 heure 30. À la fin, j’étais épuisé, nerveux et tendu tant ses questions et mes réponses avaient éveillé en moi de pénibles souvenirs. « Attendez-moi ici, Pascal, je reviens dans quelques minutes.» me dit-elle en quittant son bureau. Une fois seul, je me suis demandé ce qu’elle décidera pour moi, quel sera mon sort. La folle idée qu’elle pourrait, elle aussi, me vendre à l’ennemi me fit frissonner. Je regardai à gauche et à droite en imaginant comment je pourrais fuir pour éviter une nouvelle arrestation? Je revis mes tortionnaires et réentendis le rire sadique du lieutenant Modeste. » Plutôt me tuer en me jetant de l’étage que de subir encore tant d’humiliations et de souffrances. » me dis-je quand je la vis revenir.

En rentrant dans son bureau, je remarquai qu’elle tenait un papier dans une main. « J’ai de bonnes nouvelles pour vous, Pascal, commença-t-elle en me souriant. Le représentant du Haut-Commissariat pour les réfugiés au Burundi vient de signer votre acquis de droit d’une durée indéterminée qui vous permettra d’être sous la protection des Nations-Unies jusqu’à nouvel ordre. Vous êtes heureux? » J’acquiesçai tout en me demandant ce que cela signifiait vraiment. « Qu’est-ce qu’un « acquis de droit » ? » Appuyant son dos sur le fauteuil, elle m’expliqua. « Comme vous n’avez pas encore de visa pour demeurer au Burundi ou les papiers d’asile livrés par le gouvernement qui vous permettent de circuler librement dans le pays sans crainte d’être arrêté ou renvoyé dans votre pays d’origine, cette signature du représentant du Haut-Commissariat pour les réfugiés vous donne les mêmes droits. », précisa-t-elle en me remettant la précieuse lettre. Je la remerciai, grandement soulagé.

« Maintenant, si vous voulez bien me suivre, je vous montrerai la maison dans laquelle vous vivrez le temps que nous traiterons votre dossier. » Elle héla une voiture de service stationnée non loin de l’entrée. L’auto avança près de nous puis s’immobilisa. Nous y montâmes. Trois minutes plus tard, nous nous retrouvâmes devant une clôture fermée. Notre chauffeur klaxonna. Dès que les portes s’ouvrirent, la voiture avança de quelques mètres dans la cour. Madame RoseMédée baissa la vitre, me présenta au responsable de la maison qui se tenait auprès du gardien. Il fit signe au chauffeur de mener son véhicule devant la résidence.

Arrivés à la porte principale, nous vîmes une femme s’approcher de nous. Rose-Médée lui donna des papiers sur lesquels, probablement, était écrit mon pedigree. « Voici Pascal Mukumba, informa la responsable de la protection au Haut-Commissariat. Il résidera ici jusqu’à ce qu’on lui trouve un lieu permanent. »

On me conduisit dans ma chambre au bout du corridor. Quand j’ouvris la porte, je fus agréablement surpris de la dimension de la pièce et de l’ameublement qui s’y trouvait. J’appréciai particulièrement le bureau de travail qui s’y trouvait. Je cherchai la salle de bains; je la trouvai à l’extérieur, à quelques mètres de ma chambre.

Cinq minutes plus tard, on frappait à ma porte. Jean-deDieu, le concierge de la résidence, vint m’informer des heures de repas, du lieu où ils étaient servis, des consignes qui s’y rattachaient, de l’endroit où nettoyer mes vêtements, etc.

Couché sur le lit, je pensai à Aimée. Avait-elle accouché? Si oui, avait-elle donné naissance à un garçon ou à une fille? Estce que son accouchement s’était bien déroulé? Est-ce que le lieutenant Modeste continuait de la harceler? De l’intimider? De lui faire peur? De la menacer? Comment vivait-elle mon absence? Craignait-elle pour ma vie comme je craignais pour la sienne? Et si le lieutenant Modeste s’en prenait au juge pour se venger? Il en serait bien capable.

Je me levai comme pour chasser toutes ces interrogations qui m’envahissaient et sortis à l’extérieur faire quelques pas dans la cour. À ma grande surprise, je ne rencontrai personne, à l’exception des deux gardiens près de la barrière métallique.

Je décidai de rentrer pour aller regarder les informations télévisées dans le salon. Ici aussi, j’étais seul. Je m’assis dans un fauteuil et écoutai le lecteur de nouvelles. Lassé d’entendre parler les politiciens de tout et de rien, je retournai à ma chambre en attendant le souper.

Les jours passèrent lentement dans une routine pesante entre la visite hebdomadaire des officiers de protection pour les réfugiés qui, à mes questions, me répondaient : « Votre dossier est en cours de réalisation ». Parfois, un infirmier les accompagnait; celui-ci, alors, regardait mes plaies cicatrisées, tâtait mes jambes, pressait ses mains sur mon dos et ma poitrine afin de vérifier si l’intensité de la douleur était moins vive. « Votre guérison est effective. » concluait-il chaque fois qu’il terminait son examen.

Et chaque semaine, je m’informais aux officiers de protection s’ils savaient à quel moment mon épouse viendrait me rejoindre. Ils me donnaient toujours la même réponse : « Votre dossier est en cours de réalisation ».

Comme je ne pouvais téléphoner parce que je mettais peut-être la vie d’Aimée en danger, sa ligne téléphoniqueétant sûrement sous écoute, et que j’étais impuissant devant les lourdeurs administratives, j’ai dû patienter une quinzaine de jours avant que Rose-Médée frappa à ma porte pour m’annoncer que mon épouse arriverait probablement dans une quinzaine de jours. « Vous dites : «probablement»? Vous n’êtes pas sûre? Est-ce que quelque chose lui serait arrivé? L’accouchement ne s’est pas bien passé? Le bébé est mort? Pourquoi tout ce mystère, madame? » Elle me fit signe de me taire. « Calmez-vous Pascal, calmez-vous. Selon les informations que nous avons, votre femme et votre enfant se portent bien. Nous devinons que vous avez hâte de les retrouver, mais comme vous le savez, vous qui êtes avocat, il y a beaucoup de règles à suivre, de lois à respecter, sans compter la logistique dont il faut tenir compte. » Je m’excusai de mon emportement.

Les deux semaines qui suivirent furent une éternité. Comme je ne pouvais plus entendre les officiers de protection pour les réfugiés me répondre : « Votre dossier est en cours de réalisation. » avant même que j’aie posé la question, je décidai de ne plus les harceler avec mes inquiétudes verbales.


Une semaine plus tard, Rose-Médée m’annonça alors que je regardais la télévision au salon : « Pascal, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Votre épouse et votre enfant arrivent demain matin. » Je levai les bras en signe de victoire, tout sourire en la remerciant. « Merci, merci, mille mercis. Vous ne pouvez savoir combien votre nouvelle me rend heureux, madame. »

La veille de leur arrivée, je ne dormis pas, trop excité et empressé de les serrer dans mes bras et de leur dire tout mon amour. J’étais fébrile de savoir si Aimée avait accouché d’un garçon ou d’une fille.

Dès 8 heures le lendemain matin, je sortis de ma chambre pour aller déjeuner en ne quittant pas des yeux la clôture métallique. Je trouvai que leur arrivée tardait. La folle du logis commença à s’inquiéter en imaginant les pires scénarios quand j’entendis klaxonner derrière les portes de l’entrée. Je me levai d’un bon et courus dehors, le regard fou. Je vis les lourdes portes s’ouvrir et une jeep avancer dans la cour. Les bras croisés, je vis d’abord, Rose-Médée assise sur la banquette du passager. La distance à parcourir jusqu’à moi me parut interminable. Une fois le véhicule immobilisé, Rose-Médée en descendit la première. « Tu es dehors pour attendre ta femme, han? Malheureusement elle n’est pas venue. » m’informa-telle. En attendant ses propos, je frappais mon poing dans la paume de mon autre main en baissant la tête, déçu, découragé, brisé. J’entendis le rire éclatant de Rose-Médée ce qui me fit redresser la tête en me demandant pourquoi s’esclaffaitelle ainsi. Je la vis se diriger vers la portière arrière, l’ouvrir et… Aimée y sortir avec notre enfant dans ses bras.

Je courus vers eux, pris dans mes bras mes deux amours en pleurant à chaudes larmes. Voyant probablement que mon enfant était coincé entre nos câlins passionnés, Rose-Médée s’approcha et prit l’enfant dans ses bras.

Quelques minutes plus tard, j’enlevai mes bras autour d’Aimée que je pris par la main pour entrer dans la résidence où Rose-Médée nous avait déjà précédés avec notre enfant.

Rendue dans la maison, Aimée reprit notre enfant dans ses bras pendant que Rose-Médée lui expliquait brièvement les consignes et que le chauffeur apportait les valises dans le salon.

Une fois la jeep vidée des effets d’Aimée et de notre bébé, Rose-Médée quitta la résidence pour son bureau au HautCommissariat.

Nous nous engouffrâmes dans notre chambre où j’avais mille questions à lui poser. « Quel est le nom de notre enfant? » lui demandai-je en premier en me rappelant que nous en avions déjà choisi deux : Israël si c’était un garçon et Astrid si c’était une fille. Elle me répondit par une question. « Selon toi, qui de nous deux a gagné? », se référant à notre gageure que nous avions faite dès le début de sa grossesse. « C’est moi parce que notre enfant te ressemble comme deux gouttes d’eau! » lui répondis-je avec assurance. Elle sourit en me disant : « En effet, c’est Astrid ». Je me penchai sur le lit, me couchai à côté de mon enfant en lui caressant sa petite figure : « Tu es aussi belle que ta maman. »


Après une semaine à vivre dans notre prison dorée, le Haut-Commissariat pour les réfugiés nous loua une maison dans la ville de Bujumbura à quelques kilomètres de leurs bureaux.

Bien que l’aide financière allouée par le Haut-Commissariat pour les réfugiés afin de subvenir à nos besoins matériels fût exceptionnelle, nous nous rendîmes rapidement compte, Aimée et moi, qu’elle était insuffisante pour nous trois.

Je pris rendez-vous avec Rose-Médée pour lui faire part de mon intention de travailler avec l’organisme Protection des enfants vulnérables. « Je t’encourage, Pascal, c’est une très bonne idée. » commenta-t-elle, ravie.

Heureux qu’elle m’ait donné son aval, je commençai à travailler auprès d’adolescents délinquants qui traînaient dans les rues et commettaient toutes sortes de larcins ou s’adonnaient à la prostitution ou encore s’intoxiquaient à l’alcool, au chanvre, etc. Je revenais le soir à la maison épuisé, mais content de ma journée.

Trois mois plus tard, je reçus un appel téléphonique de Rose-Médée qui me demanda de passer à son bureau le plus rapidement possible. Inquiet, je me rendis dès le lendemain au Haut-Commissariat. « Pascal, je t’ai fait venir pour t’annoncer que nous et le gouvernement burundais croyons que ta vie serait davantage en sécurité au camp de réfugiés dans la ville de Muyinga. Comme le gouvernement ne peut pas assurer la présence d’un garde en permanence devant ta maison, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il serait préférable que vous déménagiez là-bas. Comme tu le devines probablement, le camp est fort bien protégé par des policiers. Ainsi toi et ta petite famille seriez en totale sécurité. »

Je pris une profonde inspiration sous le regard bienveillant de mon hôte. « Il est vrai que parfois, je ne me sens pas en sécurité dans la maison où nous vivons. » lui avouai-je.

Rose-Médée déposa lentement son stylo dans la chemise ouverte sur son bureau. À son tour, elle prit une longue inspiration. Je la devinai tout à coup nerveuse. « Écoute Pascal, tu as raison de ne pas te sentir tout à fait en sécurité dans votre maison. » me dit-elle à son tour en joignant les mains. J’osai, malgré moi, une question qui me brûlait les lèvres. « Que sous-entendez-vous au juste, madame? » Elle étendit les bras, mit ses mains sur son bureau. « Tu as connu en quelque sorte la façon dont le gouvernement de la République démocratique du Congo agit quand il veut connaître quelque chose ou en vérifier la teneur. » J’acquiesçai en silence. « Ce n’est pas parce que tu ne résides plus dans ce pays que tu es en sécurité de facto tous les… » « Je le sais très bien » dis-je en la coupant.

« La semaine dernière, un ressortissant de ton pays qui s’est évadé comme toi de la prison a été assassiné dans samaison, ici, tout près où tu demeures. Une chance que sa femme ne l’avait pas encore rejoint car… Ce sont des mercenaires à la solde de l’armée congolaise qui est prête aux pires exactions contre «les ennemis de l’État», comme elle les nomme, peu importe l’endroit où ils se sont réfugiés. » révélat-elle en me regardant.

Je pensai à Aimée et Astrid en clignant des yeux. « Le lieutenant Modeste sait sûrement que je suis ici; il sait aussi qu’elles sont toutes les deux seules à la maison pendant la journée. » me dis-je en ne la quittant pas des yeux.

« J’ignore si l’idée vous… » Je la coupai de nouveau. « J’ai une image très négative d’un camp de réfugiés rwandais à Panzi dans la province du Sud-Kivu où les gens sont logés dans des bicoques; ils sont empilés les uns sur les autres, leurs conditions de vie sont misérables et la sécurité laisse grandement à désirer. » lui lançai-je d’une voix qui me surprit moimême. Elle me rassura en me précisant que le camp de Gasorwe était reconnu comme le meilleur camp de réfugiés en Afrique. « Ce que vous venez de me dire au sujet de… de ce réfugié qui s’est évadé comme moi, m’a… m’a ébranlé. Je m’excuse de mon ton. » Elle me regarda avec affection. « Je devine que mon propos a fait ressurgir en toi des moments difficiles. Tu n’as pas à t’en tenir rigueur. »

« Quand avez-vous prévu mon transfert? » Elle se tourna vers son ordinateur, chercha quelques secondes à l’écranavant de me dire : « Le 21 décembre 2005 à 8 heures 30. » Rapidement, je calculai le nombre de jours qu’il me restait avant de quitter cette ville. « J’ai 15 jours pour présenter ma démission et préparer nos valises. » lui fis-je remarquer d’un ton conciliant. Elle acquiesça en se tournant vers moi. « C’est un beau défi à relever. Qu’en pensez-vous? » lui demandai-je en souriant. « En effet et suis assurée que tu vas réussir. » me répondit-elle en me souriant à son tour.

Elle me remit une enveloppe qui contenait les papiers administratifs nécessaires pour entrer dans le camp de même que les consignes concernant notre départ. Elle se leva, me souhaita bonne chance. Je la remerciai pour tout ce qu’elle avait fait pour moi, pour Aimée et notre petite Astrid. Je la quittai en me demandant pourquoi la vie est une succession de petits deuils.

À l’annonce de notre départ imminent, Aimée devint triste, car elle commençait à se plaire dans le quartier. « Pourquoi une telle précipitation tout à coup? A-t-elle fait allusion à un danger qui nous guette ici? » Je ne lui répondis pas, me contentant de lui dire de garder confiance, taisant, bien entendu, les propos de Rose-Médée sur ce réfugié assassiné dans sa maison.

Le 21 décembre, tel qu’entendu, le camion du HautCommissariat pour les réfugiés était devant la maison.

Trois heures plus tard, nous étions à l’entrée du camp. Monsieur Emmanuel Nahindorera, commis principal du ter-rain et monsieur Arcade, de l’ONG Africa Humanitarian Action nous accueillirent en nous souhaitant la bienvenue puis nous nous enregistrâmes. Une fois toutes les formalités remplies, ils nous remirent des vivres et le linge nécessaire pour notre séjour. Des réfugiés, déjà sur place, nous aidèrent à transporter valises, vivres, literie et vêtements jusqu’à une maisonnette qui appartenait à un autre réfugié, mais qu’on nous avait prêtée en attendant d’en trouver une de libre pour nous.


Je remerciai le comité directeur qui a toujours été près de nous en nous donnant les informations nécessaires concernant le camp. « Comme vous avez remarqué, le camp n’est pas clôturé. Les résidents de la commune Gasorwe sont aux alentours tout près. La cohabitation dans ce camp de 4 500 réfugiés est assez bonne, bien que parfois des incidents fâcheux viennent perturbés certaines journées. Je suis sûr que vous y plairez. » nous rassura-t-il.

Deux semaines plus tard, soit le 5 janvier, le chef de camp, monsieur Mutumoyi nous trouva notre propre maisonnette, malgré que sa construction ne soit pas encore terminée. Nous nous sentions tout de même heureux durant nos semaines passées sous des bâches en attendant que notre maison soit finie de construire.

Le 20 janvier madame Barbara Colzi, officier de protection pour le Haut-Commissariat des réfugiés à Muyinga, accompagnée de madame Virginie, chargée des droits de l’Homme du bureau des Nations-Unies à Muyinga et de monsieur Éric Batonon, coordonnateur auprès du conseil norvégien pour les réfugiés, aussi du bureau de Muyinga, me rencontrèrent. « Nous aimerions vous témoigner toute notre admiration et notre attachement envers vous pour tout ce que vous avez fait et continuez à faire pour défendre la justice. Si vous avez besoin d’aide, peu importe dans quel domaine, faites-le-nous savoir. Vous pouvez compter sur nous. » m’assura madame Colzi en me transmettant adresses et numéros de téléphone.

S’il est vrai que la cause de la justice m’a toujours tenu à cœur, il n’en est pas ainsi pour d’autres. Dans un camp de plusieurs milliers de réfugiés, il est prévisible que certains de ceux-ci aient réussi à s’y infiltrer dans le but avoué d’espionner, de rapporter, de perturber ou carrément d’exécuter une commande venue d’instances gouvernementales ou militaires.

J’avais des informations voulant que, parmi ces milliers de réfugiés, il y en eût certains qui travaillaient pour le gouvernement burundais, d’autres qui étaient en contact avec le Service de renseignements congolais, d’autres qui jouaient sur les deux terrains à la fois. Cette situation m’a amené à la prudence, à me méfier de certaines personnes que les responsables du camp avaient ciblées.

Au fil des jours, une question de plus en plus pressante me vint à l’esprit : « Étais-je une des cibles des responsables du camp qui connaissaient mon passé militant épris de justice? »

Je décidai de m’isoler davantage afin de ne pas susciter trop de questionnements chez certains réfugiés, car le bouche-à-oreille était, j’imagine que cela est encore vrai, une activité prisée dans ce camp. Je me concentrai sur ma vie familiale en aidant Aimée et en m’occupant de plus en plus d’Astrid, tout en surveillant avec discrétion certains réfugiés que je savais près des dirigeants de l’armée congolaise, donc du lieutenant Modeste.

Arrivé au début d’avril 2006 pour remplacer monsieur Mutumoyi, le nouveau chef du camp, qui était de la même tribu que la mienne et dont sa mère venait du même village que moi, vint me voir, accompagné du président de la jeunesse du camp, monsieur Fikiri Baderha Patrice, pour me demander en tant qu’avocat de rédiger une lettre sur l’évènement malheureux qui s’était déroulé dans le camp deux jours plus tôt où un couple burundais avec leurs trois enfants avaient tenté d’obtenir illégalement le statut de réfugiés. Malheureusement pour eux, monsieur Emmanuel Nahindorera, le commis principal du terrain, a reconnu l’homme et la femme parce qu’ils venaient du même village que lui et que, selon la loi et les règles internationales, personne ne peut avoir un statut de réfugié dans son pays d’origine. Cette injustice de la part du commis principal du terrain a mis le feu aux poudres, car sur les 4 500 réfugiés dans le camp, plus de 500 étaient des Burundais.

Sans hésiter, j’ai écrit la lettre dans laquelle je dénonçais cette iniquité, mais… je ne l’ai pas signée. Une fois la lettre postée à différentes organisations humanitaires et gouvernementales, madame Adama-Basse, la représentante du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Muyinga, convoqua une réunion d’urgence à l’extérieur du camp parce qu’elle craignait la colère des réfugiés qu’on avait privés de nourriture, d’eau et de médicaments à la suite de l’arrestation du couple burundais par la police du camp qui, pour les punir, avait décidé de les humilier en dénudant la femme sur la grande place publique devant des centaines de réfugiés qui venaient chercher des victuailles et autres nécessités pour le mois à venir pendant qu’on menottait son conjoint et leurs trois enfants près d’elle. Les femmes présentes sur place, trouvant la scène intolérable, commencèrent à crier contre la police du camp quicontinuait ses humiliations. C’est alors qu’une femme prit une pierre par terre et la lança aux policiers. Aussitôt un déluge de pierres s’abattit sur les policiers et sur la voiture du commis principal. On entendit une pétarade de coups de feu dans les airs, dispersant sur le coup la foule. Les policiers en profitèrent pour embarquer la femme, son mari et leurs enfants dans une jeep et quitter le camp.

À cette réunion, il y avait autour de la table les administrateurs du camp, dont monsieur Nahindorera, commis principal du terrain et représentant du gouvernement du Burundi, madame Adama Basse, représentante du Haut-Commissariat pour les réfugiés, madame la députée Zahituna Radjabu de la province de Muyinga, monsieur le ministre RamadhaniKalenga, porte-parole du gouvernement, monsieur Karekezi Lazard, administrateur en chef du camp, le commandant provincial de la police et les représentants des réfugiés dont moi. On discuta d’imposer des représailles contre ceux qui avaient lancé des pierres aux représentants de l’ordre et qui avaient endommagé la voiture de monsieur Emmanuel Nahindorera.

Pendant plus d’une heure, différentes propositions furent soumises dont celle des représentants des réfugiés qui proposèrent, entre autres, le pardon, argumentant qu’on ne pouvait pas personnaliser une manifestation et demandèrent au HautCommissariat de poursuivre la distribution de vivres, suspendue depuis deux semaines, car plusieurs réfugiés n’avaient plus rien à manger, plus rien à boire et plus de médicaments. Beaucoup risquaient de mourir si on refusait cette demande.

« Il n’en est pas question tant que nous ne connaîtrons pas le nom de l’agent déclencheur de la manifestation. Et si vous ne collaborez pas, je suspends ce comité et vous serez tous arrêtés. » clama avec autorité monsieur Karekezi Lazard en me regardant.

C’est alors que la députée, l’honorable Zahituna Radjabu, invoqua elle aussi le pardon en faveur des réfugiés tout en demandant aux représentants des réfugiés d’avertir leurs pairs d’éviter la justice populaire. J’acquiesçai de la tête.

Quant à la représentante du Haut-Commissariat pour les réfugiés, elle était d’accord de lever les sanctions, mais savait en elle-même qu’elle n’avait pas le poids d’imposer le pardon au représentant du gouvernement.

On clôtura la réunion sur ces paroles. La très grande majorité des membres du comité, y compris moi, appréhendions la décision finale de monsieur Karekezi Lazard. Tous se levèrent et quittèrent, sauf moi, qui pris du temps à ramasser mes papiers. Une fois les autres partis, je m’avançais vers monsieur Karekezi Lazard. D’une voix posée, je lui dis: «Monsieur l’administrateur, la masse n’a pas d’esprit, comme vous le savez. J’aimerais bien que vous pardonniez à tous parce que, parmi nous, il y a des innocents qui meurent de faim. Même nous, nous ignorons qui a déclenché la manifestation. » Il me regarda dans les yeux, sourire en coin : « Qui aime bien, Pascal, châtie bien, comme vous le savez. » À mon tour, je lui souris. « La grande faute que vous avez faite, Pascal, poursuit-il, c’est d’écrire la lettre et de l’envoyer à tous ces organismes humanitaires et à mes supérieurs, mais sans me demander la permission. » Je fermai les lèvres en dodelinant de la tête. « Vous avez raison, monsieur l’administrateur. Nous avons brûlé les étapes. Je m’en excuse au nom des 20 signataires. » Il se croisa les bras. « Merci beaucoup Pascal pour ton honnêteté. » conclut-il en me laissant.

Dès l’après-midi, tous apprirent que leur comité avait été suspendu et que l’armée était postée aux alentours du camp afin d’empêcher quiconque d’y entrer ou d’y sortir.

Quatre policiers, ayant en main les adresses de chacun des signataires, partirent à leur recherche dans le but de les arrêter. Personne parmi les signataires ne se doutait que les policiers étaient venus pour eux. Ainsi, il n’y eut aucune panique chez les réfugiés jusqu’au début des arrestations où la très grande majorité de ceux-ci couraient en tous sens, craignant qu’on ne vienne les arrêter.

À la fin de la journée, les policiers avaient arrêté une dizaine de signataires, le restant ayant réussi à se cacher chez d’autres réfugiés. Sans tarder, on procéda aux interrogatoires dans la cour intérieure des bureaux de la police du camp.

On amena les dix prisonniers dans la cour où se trouvaient déjà une vingtaine de policiers armés jusqu’aux dents. Le commandant de la troupe, Bonfort s’avança vers les signataires, les mains derrière le dos. Il les toisa un à un sans un mot puis revint à sa place. Il appela d’une voix forte un de ses hommes qui encerclait les prisonniers. « Frappe celui-là », ordonna-t-il en pointant Fikiri Baderha Patrice, le président de la jeunesse du camp. Le policier se dirigea vers lui d’un pas sûr puis, sans avertir, le frappa avec une tige d’eucalyptus. Dès le premier coup de bastonnade, le jeune homme cria de douleur : « Ne me tuez pas, ce n’est pas moi qui ai écrit la lettre. C’est Pascal. » gémit-il.

Le commandant sourit d’aise en s’adressant aux autres prisonniers. « Rentrez chez vous. Vous êtes libres ». Les neuf signataires quittèrent rapidement la cour sans se regarder, comme s’ils craignaient qu’on les accusât, cette fois-ci, de connivence.

S’adressant à son adjoint : « Mets le président de la jeunesse du camp dans le cachot. » Le policier lui fit signe de le suivre. Après quelques pas, on ouvrit la porte de la geôle et y enferma le jeune homme. S’étant assuré que le prisonnier était sous les verrous, le commandant quitta le camp pour le bureau de Muyinga faire part à ses supérieurs des nouvelles informations qu’il possédait : Pascal Mukamba n’avait pas signé la lettre, mais il l’avait rédigée, ce qui était à ses yeux plus grave, car il devenait en quelque sorte, par les mots qu’il avait choisis d’écrire dans la lettre, l’inspirateur, le justificateur de la manifestation.

Le commandant revint de Muyinga vers 18 heures. Il s’assit à son bureau, téléphona à son adjoint. « Venez à mon bureau », ordonna-t-il. Dès que celui-ci le vit, la figure émaciée et les traits tirés, il conclut que sa rencontre avec ses supérieurs avait été difficile. À peine entré dans son bureau, il lui donna l’ordre de libérer Fikiri Baderha Patrice. Son adjoint tourna les talons pour exécuter sa sommation que son commandant poursuivit : « Et allez arrêter Pascal Mukamba. » ajouta-il d’une voix détachée. Son subalterne se retourna lentement vers lui. « C’est un ordre. » conclut-il d’un ton las. La tentation de lui faire remarquer que Pascal Mukamba avait déjà probablement fui, étant donné le long délai entre la libération des neuf signataires et l’ordre de son arrestation, une dizaine d’heures, fut grande, mais il préféra ne rien dire par crainte qu’il ne l’accusât d’insubordination ou de complicité.


L’adjoint du commandant Bonfort avait vu juste, car, aussitôt que la libération des neuf signataires fut effective, ceux-ci s’empressèrent, dès qu’ils eurent quitté la cour intérieure du camp, de déléguer Yaya-Moïse, l’un des leurs, d’aller m’avertir sur-le-champ qu’on me recherchait.

Yaya-Moïse courut jusque chez moi pour m’annoncer la nouvelle. « Ton nom a été cité. Le commandant Bonfort sait que c’est toi qui as écrit la lettre. » me dit-il essoufflé. Simulant une certaine indifférence, je lui souris. « Je n’ai peur de rien. Merci tout de même de l’information. » Il tenta de savoir ce que je ferais, mais étant devenu plus méfiant, surtout avec mes amis, je lui ai répondu que je l’ignorais, mais que j’étais prêt à tout. « Advienne que pourra. » Après m’avoir répété d’être prudent, alors qu’il apprêtait à me quitter, je le dévisageai. « Une seule question Yaya-Moïse : Qui m’a dénoncé? » Le signataire hésita un instant, me regarda en clignant des yeux, émit un long soupir. « C’est Fikiri Baderha Patrice? » demandai-je en mettant fin à son calvaire. « Oui. » murmurat-il avant de déguerpir.

La confirmation de Yaya-Moïse ne me surprit guère. Je le revis dans les réunions avec les représentants de différents organismes où ses propos épousaient toujours ceux du pouvoir gouvernemental ou militaire, où il défendait davantage son poste de président que les jeunes réfugiés qu’il représentait.

Sans en parler à mon épouse, je partis rencontrer madame Orthense Neema, présidente des femmes réfugiées du camp en qui j’avais une confiance inébranlable. «Je viens d’apprendre que la police sait que c’est moi qui ai rédigé la lettre que le chef du camp m’avait demandé d’écrire. Étiezvous au courant? » lui demandai-je. Elle me répondit : « Nullement. » Nous avons discuté quelques minutes avant de lui annoncer que je devais retourner chez moi. « Je vais vous accompagner. » me répondit-elle en se levant.

Aussitôt qu’Aimée fut informée de ma situation, elle en fut consternée. « Pourquoi n’arrêtent-ils pas les signataires plutôt? » s’étonna-t-elle en caressant son ventre. Madame Orthense, qui tenait à saluer mon épouse, lui expliqua que dans de pareilles situations, les autorités allaient à la source. « Pour eux, l’origine de ce branle-bas de combat est la lettre. Les signataires sont moins importants dans cette histoire que celui qui a écrit la lettre, car si celle-ci n’avait pas été rédigée, les 20 personnes n’auraient pu la signer. » expliqua-t-elle. Aimée acquiesça en s’approchant de moi : « Va voir Toyi, mon ami burundais en qui j’ai une grande confiance et toi aussi d’ailleurs; il va t’aider à sortir du camp. »

Une demi-heure plus tard, je la quittai en lui promettant de lui donner des nouvelles dès que je serais en sécurité. « Fais attention à notre enfant que tu portes. » lui murmuraije en regardant son petit ventre.

Madame Orthense fit quelques pas avec moi. « Soyez extrêmement circonspect Pascal. Quelqu’un de la garnison a dû s’être fait taper sur les doigts après votre évasion? Et qui sait, c’est peut-être ce même quelqu’un qui veut se venger ou un de leurs mercenaires qu’ils ont envoyé ici pour vous tuer? Restez sur vos gardes. » me conseilla-t-elle.

Je me rendis immédiatement chez Toyi et lui exposai la situation. « Dis-moi quand tu veux quitter. Je t’amènerai en dehors du camp jusqu’à un lieu où tu pourras prendre le bus pour te rendre à Bujumbura. » L’image du prêtre perfide s’imposa. Je serrai les poings. « Ça va Pascal? » me demanda Toyi en voyant mon visage crispé et mes poings fermés.

« J’aimerais qu’on s’en aille le plus tôt possible avant qu’il ne m’arrête de nouveau. »

À la nuit tombée, nous partîmes. Après une marche de plus de cinq heures à travers les forêts de tous les dangers, les marécages infestés de bestioles de toutes sortes et de serpents vénéneux, les terrains accidentés et boueux, nous arrivâmes à Gashoho. Une heure plus tard, je montais seul dans l’autobus pour Bujumbura.

Le roulement du bus, l’épuisement, la fatigue, la nervosité. Je m’assoupis rapidement oubliant la consigne de madame Orthense. Le prêtre chenapan était assis en face de moi et lisait son bréviaire en se signant outrageusement. « J’ai rendu service à l’État en te dénonçant. J’ai agi comme tout bon citoyen doit agir. Si tu avais suivi mon exemple, tu n’en serais pas là aujourd’hui. Tu exercerais ta profession d’avocat en défendant la veuve et l’orphelin, tu n’aurais pas à fuir comme tu le fais maintenant, continuellement poursuivi par les Érinyes, ces déesses grecques chargées de punir les crimes des hommes. Tu as trahi ton pays en écrivant ton rapport. Imagine tout le mal que tu aurais causé à nous tous si je ne t’avais pas dénoncé. Nos ennemis en auraient profité pour nous envahir, chasser du pouvoir notre cher président aimé de tous les vrais patriotes, dont tu ne fais pas partie, car tu collabores avec les puissances étrangères, soi-disant par un souci de justice immanente. Je te rappelle que le Christ a aussi dit : « Pensezvous que je sois venu pour établir la paix sur la terre? Non, je vous le dis, mais la division. » (Luc, 12, 51).

Je sursautai en ouvrant les yeux. Où étais-je? Gashikanwa, Ngozi, Kayanza, Gatara, Matongo, Mubimbi, Isare. Villes et villages qui défilaient comme les grains d’un chapelet, comme les années de ma vie. Serais-je condamné à errer parce que j’ai voulu combattre l’injustice? Ce n’était pas ce que j’avais voulu pour ma femme et Astrid. Vivre séparé de l’amour à cause de la quête de la justice.

Le bus entra dans Bujumbura. Je retrouvai la ville que j’avais quittée quelques mois plus tôt. L’image du serpent qui se mord la queue s’imposa. À l’extérieur, le quotidien de ses habitants dans le chaos et le tintamarre des klaxons où les mercenaires du lieutenant Modeste m’attendaient probablement, car ils devaient déjà avoir été informés de mon retour dans la capitale.

Je fouillai dans une poche, en sortit des petits papiers sur lesquels j’avais noté des numéros de téléphone dont celui de madame Germaine.

« Ah, Pascal, quelle joie! Vous êtes ici depuis quand? » me demanda tout sourire madame Germaine en ouvrant sa porte. Je lui expliquai que je venais tout juste de descendre de l’autobus. Je lui racontai mon séjour de 4 mois dans le camp de Gasorwe et lui mentis sur la raison de mon retour dans la capitale.

Elle m’invita à demeurer chez elle le temps qu’il me plairait pendant que je chercherais du travail. Je la remerciai de tout cœur.

Après une sieste bien méritée, je suis allé rencontrer mon ancien employeur de l’Association de la protection des enfants vulnérables. Lui aussi était fort heureux de me revoir, mais malheureusement, me dit-il, le poste que j’avais occupé était maintenant pourvu, mais me promit qu’il en parlerait à ses connaissances. « Je suis assuré qu’ils vont te trouver quelque chose très rapidement. » me conforta-t-il.

Le lendemain matin, je décidai de contacter un autre ami, Makene Fereza, coordonnateur de l’Association d’Emmaüs qui m’affecta à la tâche de secrétaire chargé de projets. « Tu vas commencer dans une semaine. Ça te va? » J’acquiesçai avec joie en pensant que je pourrais aider mon épouse en lui envoyant de l’argent. Je profitai de cette semaine pour me trouver un logement avec l’aide de mes relations que j’avais nouées lors de mon séjour précédent ici.

Je dénichai un trois-pièces dans le quartier Cibitoke, près de mon nouveau travail. J’avertis madame Germaine que dorénavant je coucherais dans mon nouveau chez moi tout en la remerciant de sa générosité.

Dès le premier jour de mon travail, je constatai l’ampleur de la tâche qui m’attendait en voyant que je devais élaborer l’ensemble des projets, planifier leur application et assurer un suivi pour chacun des projets. Mais mon grand étonnement est venu quand j’ai lu les statistiques sur le nombre effarant d’enfants et d’adolescents qui souffraient du VIH-Sida et de leurs maladies corolaires, comme hépatite C, le zona, etc. et ce, sans compter le chiffre élevé des adultes affectés par la maladie.

Je me retroussai les manches. Dès mon arrivée au travail à 8 heures, je m’affairais à prendre contact avec les animateurs des différents ateliers; ils me déclinaient les activités prévues de la journée; selon mes disponibilités, il m’arrivait de participer à celles-ci en intervenant auprès des malades. Quant aux animateurs, je veillais à bien les encadrer et à leur donner les ressources nécessaires, mais jamais suffisantes, afin de soulager le plus possible leurs malades.

Rapidement je suis devenu à l’aise dans mon travail qui me laissait plus de temps libre, ce qui me plaisait, car je pouvais consacrer davantage d’heures à ma famille immédiate, tout en prenant régulièrement des nouvelles de ma mère et de mes sœurs.

Ainsi, quelques semaines plus tard qu’elle ne fut pas ma joie quand je vis Aimée et Astrid descendre de l’autobus pour venir passer quelques jours chez moi. « Mon accouchement est prévu dans un mois. » me précisa-t-elle en touchant son gros ventre. « As-tu l’intention d’accoucher ici? » m’informaije. Elle me répondit qu’elle ne pouvait pas. « Selon les règlements en vigueur au camp, je dois accoucher là-bas pour que notre enfant puisse avoir le statut de réfugié. » Je pris une profonde inspiration. « Fais-le-moi savoir quand tu accoucheras. Je ferai l’impossible pour aller te voir. » lui dis-je d’une voix émue.

Comme les besoins monétaires de ma famille étaient de plus en plus exigeants, d’autant plus avec l’enfant à venir, j’ai dû me chercher un emploi mieux rémunéré, et ce, sans en parler à mon patron, ce qui me mettait mal à l’aise.

Six mois plus tard, j’ai trouvé chez Africa Humanitarian Action mon pactole. On m’engagea comme administrateur du Projet réfugiés qui consistait à recevoir tous les projets soumis par l’ensemble des camps de réfugiés, trois en tout, à les analyser puis à faire une synthèse des besoins de chacun tant médicaux, sociaux que pécuniaires. Une fois ce travail fait, je le transmis à la coordonnatrice du Programme santé qui chapeautait le tout, la docteure Rafika Ouakli.

J’aimais mon travail et ma vie dans la capitale, mais je ne cessais de penser à ma sécurité. Quand je croisais un inconnu qui me regardait avec insistance, aussitôt j’imaginais qu’il était un indicateur du lieutenant Modeste. Je décidai d’en parler à Rose-Médée qui me répéta d’être extrêmement prudent, car elle avait des informations selon lesquelles des mercenaires du gouvernement de la RDC se trouvaient à Bujumbura.

« Pascal, c’est bien que tu travailles pour aider ta famille, mais tu dois savoir aussi que ta famille a besoin de toi et non pas seulement du soutien financier que tu lui apportes. Ta sécurité est ta priorité. Je te rappelle que les morts ne travaillent pas. » conclut-elle énigmatique.

« Que me conseillez-vous? » Elle me regarda droit dans les yeux. « Oublie ton retour au camp pour l’instant. Tu risques d’être arrêté. Il faut d’abord que tu attendes que le HautCommissariat pour les réfugiés et le gouvernement burundais s’entendent sur une solution concernant ta sécurité au camp. En attendant leur réponse, évite les lieux publics où tu deviens une cible facile pour ceux qui te recherchent. » Je la quittai quelque peu déçu et un peu plus inquiet.

Quelques jours plus tard, je reçus un appel téléphonique du général Ntirampeba Agricole, chargé de la sécurité extérieure à la présidence burundaise qui désirait me rencontrer à l’hôtel Ubuntu. Je lui demandai la raison de ce rendez-vous. « J’ai des questions à te poser concernant ton travail. » Aussitôt, je sautai sur la perche qu’il me tendit. « Si c’est au sujet de mon travail, venez me rencontrer là où je travaille. » À ma grande surprise, il accepta.

Ne voulant prendre aucun risque, j’en parlai aussitôt à ma patronne, la docteure Rafika Ouakli, qui téléphona à son mari, alors président du Sénat, afin de savoir si la visite d’un général burundais dans des locaux des Nations-Unis s’inscrivait dans les normes militaires. La réponse ne se fit pas attendre. « Cette visite n’est pas régulière. Je vous conseille de le rencontrer avec d’autres personnes. » Ce que je fis en présence de la docteure Ouakli.

Vers 14 heures, madame Ouakli et moi le vîmes arriver accompagné de deux gardes du corps; tous les trois portaient une tenue civile. La docteure Ouakli alla à sa rencontre en tant que coordonnatrice du Programme santé. « Que puis-je faire pour vous, monsieur? » demanda-t-elle en simulant qu’elle ignorait son identité. Il répondit qu’il avait rendez-vous avec moi, ce à quoi ma patronne joua la surprise. Afin de connaître spécifiquement le but de sa visite, elle s’informa s’il avait besoin d’aide de certains organismes des Nations-Unies ou d’informations sur Africa Humanitarian Action. Il répondit qu’il avait des questions à me poser se rapportant à la sécurité du pays. La coordonnatrice se tourna vers moi qui étais dans mon bureau tout près, me fit signe de venir.

Une fois en face du général, il me salua comme si nous étions de vieux amis ce qui m’a mis mal à l’aise. « Puis-je vous parler Pascal, seul à seul? » me demanda-t-il le regard sur moi. « Pour ne pas donner de mauvaises impressions à ma coordonnatrice, j’aimerais qu’elle soit présente. » répondis-je. Il insista pour que nous soyons seuls lui et moi. Je lui rétorquai : « Il n’en est pas question. » Il garda silence pendant quelques secondes avant de finir par accepter.

« Pascal, me dit-il, on a besoin de ta collaboration. On a lu ton rapport que tu as écrit et celui-ci nous donne des indices que tu aurais été en contact avec les rebelles burundais FNL. Est-ce que tu peux nous faire savoir comment on peut entrer en contact avec leur commandement? Peux-tu nous faire l’organigramme de leur groupe et en même temps nous dire comment et par où les attaquer? » Étonné d’une telle demande, je devinai le piège qu’il me tendait. Je me tournai un instant vers ma coordonnatrice qui sembla aussi surprise que moi, sinon plus à voir son teint rosir, avant de lui répondre d’une voix cassante : « Je ne suis pas un militaire. Je n’ai jamais été en contact avec les rebelles burundais et j’ignore pourquoi vous me posez de telles questions. »

Il jeta un œil rapide sur la docteure Rafika puis posa de nouveau son regard sur moi. « Pascal, tu n’étais pas avocat au Congo, toi? » Du tac au tac, je lui répondis sur le même ton ironique : « Oui, avocat au civil et non avocat militaire. »

Je sentis que je l’avais piqué, mais il n’en laissa rien voir. « C’est bien toi la personne que je recherche. Je ne suis pas venu interviewer un militaire, mais un avocat qui a rédigé un rapport sur les droits de l’Homme et qui se trouve présentement au Burundi, plus précisément en face de moi. » répliquat-il avec assurance.

En entendant ses mots, surtout celui de « recherche », mon cœur ne fit qu’un tour, assuré qu’il avait dans sa poche un mandat d’arrêt contre moi. Ma coordonnatrice, devinant mon émoi, s’adressa au général. « J’aimerais comprendre en quoi un rapport écrit au Congo peut vous être utile ici au Burundi? » puis sans attendre sa réponse, elle se tourna vers moi : « Pascal, est-ce vrai que tu as écrit ce rapport? Si oui, que contient-il? Sûrement des informations importantes pour qu’un général avec ses deux gardes du corps viennent tous les trois te voir sur tes heures de travail. Un peu plus et tu aurais eu droit à tout un escadron à défaut d’un régiment. » ironisat-elle, cachant mal son inquiétude.

« Notre gouvernement veut localiser les ennemis du peuple qui sont, entre autres, des rebelles. Ce gouvernement cherche une personne ou une organisation qui pourrait l’aider à infiltrer ces groupes. » expliqua-t-il d’une voix éloquente. Ma patronne se tourna vers moi, attendant ma réponse. « Oui, docteur, répondis-je à mon tour, j’ai écrit ce rapport intitulé La politique pathologique en République démocratique du Congo pour démasquer les criminels qui sont toujours en activité dans la région des Grands Lacs, c’est-à-dire au Burundi, dans la République démocratique du Congo, au Rwanda et en Ouganda. » Je pris une courte inspiration pour décolérer. « Et pour être franc avec vous, général Ntirampeba Agricole, je suis outré qu’un membre du gouvernement burundais soit en possession de ce rapport qui, je vous le rappelle, n’a jamais été publié. » martelai-je d’une voix contenue.

« Écoutez, monsieur le général, je ne crois pas que cette question mérite d’être traitée ici, surtout que nous sommesen plein quart de travail. Je vous suggérerais de prendre rendez-vous avec Pascal en dehors des heures de bureau. » avança la coordonnatrice, voulant mettre fin à la conversation qu’elle jugeait embarrassante.

Le général acquiesça d’un mouvement de tête. « Merci madame. Je suis d’accord avec votre proposition », répondit-il en la regardant avant de s’adresser à moi. « Pascal, je vais te contacter dès que tu seras disponible, mais voici mon numéro de téléphone au cas où tu voudrais collaborer avec notre gouvernement. Ce qui serait souhaitable pour toi. » jugea-t-il en me remettant sa carte de visite. Nous le vîmes quitter l’édifice.

Profondément perturbé par cette visite, mais surtout par ses propos menaçants, je demandai à ma patronne de prendre congé le reste de la journée.

Une fois de retour chez moi, je téléphonai à Rose-Médée. « Chère madame, je suis dans tous mes états. Je viens d’avoir la visite du général Agricole du Service des renseignements du Burundi qui m’a parlé de mon rapport. J’ai l’impression que le malheur que j’ai fui au Congo, vient de me rattraper ici, au Burundi. Je ne sais plus quoi faire. »

Elle tenta de me calmer en me demandant si j’étais sûr de mes propos. Je lui parlai de ma coordonnatrice qui était présente lors de notre entretien. « Mets tout cela sur papier, Pascal, et viens me porter la lettre, car je pressens qu’il y a urgence. » me précisa-t-elle d’un débit rapide. « Vous croyez vous aussi, comme moi, qu’il y a… » « Si vos propos sont fondés, c’est sûr qu’il y a urgence. » me coupa-t-elle.

Aussitôt, j’écrivis la lettre et allai lui porter. Pour m’assurer de l’importance de celle-ci, je décidai d’en faire plusieurs copies que je prévoyais envoyer à différentes ambassades qui avaient pignon sur rue à Bujumbura, une fois que madame Rose-Médée aurait lu la lettre.

« Quelle audace déplacée a eu ce général de venir interviewer un employé dans les bureaux de nos partenaires! » commenta-t-elle, visiblement choquée. Je croisai les bras en attendant la fin de sa réflexion. « Pascal, je vous demande expressément de ne pas lui répondre s’il vous téléphone, car vous risquez de tomber dans son piège. Vous évitez de sortir de chez vous quand il fait noir ou d’ouvrir votre porte d’entrée à des inconnus. Vous ne serez jamais assez prudent avec ce type de personne. Quand vous marchez dans la rue, tournezvous parfois afin de vérifier si personne ne vous suit. Quant à moi, me dit-elle en me montrant la lettre, je convoque une réunion d’urgence du Comité paritaire des urgences pour les réfugiés. » Je la remerciai de sa diligence et retournai au bureau pour rassurer la docteur Rafika.

Les jours coulèrent sans que j’aie des nouvelles du général. Quand le téléphone sonnait, je vérifiais toujours si le numéro m’était familier, sinon je ne répondais pas. Or, une journée où j’étais particulièrement occupé, je répondis sans avoir vérifié l’origine de l’appel. « Bonjour Pascal. Il y a deux semaines, je vous avais dit que je vous contacterais, eh bien, je tiens parole. Pourrais-tu venir me rejoindre à l’hôtel Ubuntu Résidences aujourd’hui à 18 heures? » me demanda-t-il d’une voix joyeuse. Je m’en voulus amèrement de ma négligence.

« Non, répondis-je avec fermeté. La mission que vous me demandez m’est impossible à faire parce que je n’ai jamais pris part à des activités criminelles quelles qu’elles soient. Je ne participerai jamais à une activité qui versera le sang des innocents et je vous demande de ne plus chercher à me contacter ». Il y eut un long moment de silence. « Pascal, me dit-il d’une voix posée, je crois qu’il serait bénéfique pour toi de collaborer, car cette mission pourrait t’aider à mieux gagner ta vie. » insista-t-il.

Je me mordis les lèvres, exaspéré. « Je gagne bien ma vie dans la transparence. Cette façon de faire me satisfait amplement. » lui répondis-je avant de raccrocher.

Tremblant, je me dirigeai au salon où je m’assis en pensant au poème de Victor Hugo, La Conscience, dans lequel Caïn est poursuivi toute sa vie, incapable de trouver un refuge sûr, même ultimement dans la tombe. « Et que l’on eut sur son front fermé le souterrain/L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

Je sursautai quand j’entendis la sonnerie du téléphone, convaincu que le général ne lâchait pas sa prise. Je laissai sonner plusieurs coups jusqu’à ce que la sonnerie se tût. Je respirai mieux. Quelques secondes plus tard, le téléphone vibra. Je serrai les poings. Je me levai d’un bond, prit le récepteur, regardai l’écran. Je décrochai.

« Allo, Pascal, ça va? » me demanda Aimée d’une voix faible. Tout heureux d’entendre sa voix, je lui renvoyai laquestion. « Je viens d’accoucher il y a quelques heures. C’est un garçon. » précisa-t-elle. Fou de joie, je la félicitai et la remerciai. « As-tu pensé à un prénom? » m’informai-je. Elle me répondit qu’elle me laissait le choix du prénom. « Gavin », lui dis-je aussitôt tout en ajoutant que j’entreprenais dès maintenant les démarches pour aller la voir elle et les enfants.

Le lendemain à mon bureau, je répondis à une invitation d’une chercheuse, une ancienne consœur de l’Organisation américaine des droits de l’Homme qui m’invita au restaurant Le Club du Lac Tanganyika pour me faire part d’informations qui, selon elle, me seraient utiles.

Heureux de la revoir après trois mois d’absence, je l’informai de la naissance de mon deuxième enfant, des mercenaires congolais dans la capitale, du général Agricole. Elle me fit signe de me taire en voyant la serveuse s’approcher de notre table pour prendre notre commande. Une fois partie, ma collègue me dévisagea : « Pascal, je voulais te voir justement pour te donner des informations sur le général Agricole. C’est une personne venimeuse. Il est inscrit sur la liste noire américaine des tortionnaires, c’est-à-dire qu’il ne respecte pas la Convention de Genève contre la torture, un traité international des Nations-Unies, comme tu le sais. Il aurait même torturé le vice-président de son pays. » Elle prit une gorgée de vin. « Ce général a besoin de toi parce que dans ton rapport tu écris que les rebelles Hutus rwandais tuent des hommes, des femmes et des enfants, violent des jeunes filles et des femmes, vendent des minéraux précieux, or, diamant, cassitérite, coltan, etc. à des acheteurs internationaux. Ce général est cité moult fois dans les rapports des experts des Nations-Unies sur la République démocratique du Congo comme un important exportateur d’armes et de munitions au groupe rebelle FDLR. Si tu acceptes son offre de collaborer avec lui, tu signes ton arrêt de mort. »

Troublé par ce que je venais d’entendre, je lui répétai ce qu’elle savait déjà : « Mon principe est qu’il vaut mieux mourir pauvre que d’être un riche criminel. Jamais je n’ai collaboré avec des groupes criminels et jamais je ne le ferai. Sois sans crainte, tu me connais assez pour savoir que… » Elle me toucha la main comme pour m’apaiser. Je la remerciai de ses précieuses informations. « Après le repas, j’irai te reconduire chez toi, car il y a des loups qui rôdent dans la nuit. »


Je tus ma rencontre avec la chercheuse à ma patronne à cause de la fonction qu’occupait son mari. Je craignais qu’elle ne lui en glissât un mot qui lui, à son tour, en parlerait à ses collègues sénateurs et ceux-ci… Je lui demandai seulement un congé de deux semaines afin d’aller voir mon épouse et mes enfants. Elle me l’accorda avec joie. « Ça va te changer les idées avec tout ce que tu vis ici. Profite bien de ces deux semaines avec ta petite famille que tu salueras pour moi. »

Dès le lendemain, je courus acheter plusieurs cadeaux à mes trois amours et le soir même je prenais l’autobus pour le camp de réfugiés.

Rapidement, je pris conscience qu’Aimée était débordée et ne suffisait pas à la tâche. Je demandai à ma patronne de prolonger de deux mois mon séjour pour aider mon épouse dans son quotidien. Ici encore, elle accepta avec compréhension, tout en me suggérant d’engager une aide pour au moins les premiers mois de la naissance de mon fils, ce qui permettrait à Aimée de se reposer quelque peu.

En ce qui me concerne, j’étais heureux de retrouver mes amis et surtout de me sentir davantage en sécurité.

Quand je revins dans la capitale, je repris mon travail, mais très vite, je constatai que le général Agricole poursuivait toujours son harcèlement, mais en changeant de tactique. C’est ainsi que je reçus une série d’appels téléphoniques, toutes d’origine inconnue qui me demandaient d’aller donner une conférence sur les droits de l’Homme dans la province de Karusi, mais que, après vérifications de ma part auprès des ONG des droits de l’Homme, je constatai que ladite association n’existait pas. Ou encore un appel d’une fille qui m’invitait au restaurant parce qu’elle voulait me parler, mais après plusieurs questions de ma part et de réponses contradictoires de la sienne, je constatai qu’elle était soit sous influence, soit prise au dépourvu par mon interrogatoire. Ou encore un appel d’un jeune homme qui m’informait qu’il venait d’être arrêté qu’on s’apprêtait à le torturer. Il me suppliait de le défendre en tant qu’avocat et me donna son nom de même que l’adresse du poste où il était détenu. Ici encore, je vérifiai son assertion pour découvrir qu’il travaillait pour le Service des renseignements du Burundi qui a plusieurs bureaux dans tous les quartiers de la capitale.

J’en parlai à Rose-Médée, à ma patronne et à la chercheuse de l’Organisation américaine des droits de l’Homme qui me conseillèrent d’écrire une lettre pour dénoncer ce harcèlement. Ce que je fis et j’envoyai celle-ci à différentes ambassades sises dans la capitale et aux ONG locales et internationales de la défense des droits de l’Homme.

Mon initiative me fit vivre une année de paix où tout harcèlement cessa jusqu’à ce que je reçus un appel téléphonique de Kazungu. « Pascal, j’ai besoin de te rencontrer chez Sioni, tu sais le grand stationnement où les bus en provenance du Congo arrivent. J’ai une mission à te donner, car il y a un vendeur d’or qui est venu me voir, mais je doute fort que ce soit de l’or véritable. » Je me grattai la tête comme pour mieux penser à ce que j’allais lui répondre. « Qui es-tu? Où as-tu trouvé mon numéro de téléphone?». Il me répondit aussitôt d’une voix posée : « Pascal, c’est moi, Richard. Tu ne me reconnais pas? » Je répondis : « Non, je ne te reconnais pas. » Il garda silence quelques secondes. « Je suis le frère d’Assani. C’est lui qui m’a donné ton numéro. » Je raccrochai et appelai aussitôt Assani qui me confirma que Kazungu, qu’il connaissait très bien comme agent de documentation, était venu le voir à son travail et il lui avait demandé mon numéro de téléphone qu’il lui avait donné à son plus grand dam.

Ses informations me découragèrent, car je me suis senti piégé par cet ami que je considérais comme un frère. J’allai dans la cuisine boire un verre d’eau, ne sachant que faire quand tout à coup, je pensai à la docteure Rafika que je contactai sur-le-champ. J’eus à peine le temps de tout lui expliquer qu’elle me répondit : « Je parle à mon mari tout de suite pour qu’il puisse intervenir. »

Pendant les deux jours suivants, je n’osai sortir de chez moi, craignant qu’on ne me coinçât quelque part. Aux questions de ma femme quand elle me téléphona, je répondais en tentant de la ménager le plus possible afin de ne pas l’énerver. Mais, me connaissant peut-être davantage que moi-même, elle a vite perçu dans ma voix que quelque chose n’allait pas. C’est alors que je lui ai tout raconté. « Pourquoi ne reviens-tu pas au camp? » me demanda-t-elle d’une voix presque suppliante. Je pris une profonde inspiration. « Tu connais aussi bien que moi la vie dans le camp. Si je retourne là-bas, nous aurons une vie difficile monétairement et socialement. Je n’aurai plus le salaire que j’ai actuellement. Je ne supporterais pas de voir mes enfants mourir de faim. » Elle garda silence. Je vérifiai auprès d’elle si elle était toujours là. « Je crois qu’il est plus important pour tes enfants qu’ils ne soient pas des orphelins. Il y a des gens qui vivent ici sans travail et ils ne meurent pas de faim. Je trouverais important que tu reviennes vivre avec nous. » À mon tour de garder le silence.

Dès le lundi à mon bureau, ma patronne vint me voir. « Mon mari a parlé avec le général Adolphe, le chef du Service de renseignements du Burundi; il a donné l’assurance à mon mari que tu pouvais continuer à travailler, car il n’y a rien sur «Oui», Pascal, mais… » J’eus un sourire de dépit en pensant que, malgré tous nos efforts pour faire taire les armes, malgré d’âpres discussions et d’interminables négociations, les généraux demeuraient, encore et toujours, les ultimes décideurs de la paix ou de la guerre.


Le général Adolphe tint promesse, car pendant trois mois, on m’accorda une relative paix si j’oubliais les appels téléphoniques anonymes ou les heurts volontaires de certains passants que je croisais ou qui me doublaient sur le trottoir. Aussi, j’appris que le Haut-Commissariat pour les réfugiés ainsi que l’Office national pour la protection des réfugiés et apatrides avaient constaté que ma vie serait davantage en sécurité si je retournais dans le camp de Gasorwe.

Je n’avais pas le choix. Aimée avait raison. Le lendemain j’entrai dans le bureau de ma patronne pour lui expliquer la nouvelle donne. Elle fut déçue, mais comprenait très bien que ma sécurité passait avant tout. « Pascal, comme tu travailles très bien, je vais t’offrir un emploi dans le camp. Même si tu n’as pas le même salaire qu’ici, cela t’aidera financièrement. Tu seras le coordonnateur des 12 animateurs du Programme Sida du camp. » J’étais ravi de sa proposition.

Rapidement, je me suis rendu compte que mes appréhensions de ma vie dans le camp n’étaient pas fondées, car deux autres enfants y sont nés. Mais comme l’administrateur en chef du camp était encore monsieur Karekezi Lazard à qui j’avais écrit une lettre trois ans plus tôt dans laquelle j’avais dénoncé la torture et les humiliations du couple burundais et de leurs trois enfants, notre relation était quelque peu froide. Il faut savoir aussi que dans ce camp il y avait des informateurs qui faisaient rapport au Service des renseignements burundais. Tout ce que je faisais dans le camp, tant assister à des réunions sur le loisir qu’à diriger une équipe de football, était rapporté à l’administrateur du camp, monsieur Karekezi et au commandant de la police en place.

Après quelques années, je me sentais prisonnier, espionné, harcelé, violé dans mon intimité, car l’administrateur faisait systématiquement un travail de sape auprès des autres réfugiés en les dressant contre moi. « Pascal n’est venu ici que pour créer le désordre » ou encore « Il ne faut pas le croire s’il vous dit qu’il veut vous défendre. Il ne veut qu’attirer l’attention sur lui » ou encore « S’il est si intelligent qu’il le dit, il n’a qu’à retourner au Congo, car le camp n’est pas fait pour un intellectuel comme lui ».

Devant cet état de fait, j’ai décidé de rencontrer Pierre Atchom, un officier du Service de protection du Haut-Commissariat pour les réfugiés, pour demander mon rapatriement au Congo. « Cela est impossible. Le Haut-Commissariat a des informations sûres qui prouvent qu’en retournant au Congo ta vie ne sera pas en sécurité. » Et il ajouta en me regardant dans les yeux : « Toi aussi, tu sais cela : si tu retournes là-bas, tu te feras assassiner. Et si tu persistais à y retourner, j’appellerais cela un homicide volontaire. » Piqué d’être découvert, je lui répondis sur le même ton : « Je préfère aller mourir dans mon pays que de continuer à subir toutes les injustices dont je suis victime dans ce pays-ci. »

Surpris de mon ton volontaire, il me rassura en me disant qu’il interviendra pour que ma sécurité soit absolue. C’est alors que je pensai à Aimée. « Pouvez-vous me rapatrier dans le pays de ma femme qui est rwandaise? »

Il réfléchit un instant avant de me répondre qu’il fera la demande au Haut-Commissariat au bureau de Kigali au Rwanda. « Dès que j’aurais la nouvelle, je te le ferai savoir. »

Un mois plus tard, il me convoqua à son bureau dans le camp. « Pascal, je viens d’avoir la réponse à ta demande. Le Haut-Commissariat au Rwanda trouve que tu ne serais pas en sécurité là-bas. C’est pourquoi, on ne peut pas t’accueillir, car ton dossier est trop sensible. »

Amer, je me levai pour quitter quand il me demanda de me rasseoir qu’il avait une autre suggestion à me proposer.« Comme tu ne peux plus retourner dans ton pays d’origine, le Congo, ni vivre en sécurité dans ton pays d’asile, le Burundi, ni probablement dans les pays limitrophes, car leurs gouvernements connaissent assurément ton passé d’activiste pour la défense des droits de l’Homme et, de ce fait, ont sûrement entre leurs mains ton rapport, le Haut-Commissariat pour les réfugiés va présenter ton dossier pour que tu puisses bénéficier de la Protection internationale. »

Je me rassis. « Qu’entendez-vous par « Protection internationale », monsieur Atchom? Il prit son stylo et griffonna quelques mots sur une feuille. «En 1951, plusieurs États membres des Nations-Unies ont signé la Convention relative au statut des réfugiés dans laquelle les signataires s’engagent à la protection de tous les réfugiés, comme l’accès à l’asile, la protection contre le refoulement, etc. Nous allons faire une demande au Canada. Je ne veux pas présumer de sa réponse, mais le Canada n’est pas indifférent aux réfugiés en général et surtout à ceux qui luttent pour défendre les droits de l’Homme. »

Tout en acquiesçant, je pensai que mes connaissances de ce pays étaient fort déficientes, car elles dataient de mon secondaire dans un cours d’histoire. Je n’avais en tête que des images de glace, de neige et de froid. « Soyez confiant, Pascal, quand nous demandons une protection internationale pour un réfugié, elle est généralement acceptée. » soutint-il en me souriant.

Je retournai au camp quelque peu découragé. Je pensai à l’écrivain Franz Kafka et à son personnage Joseph K. dans son roman Le Procès. Quel dédale bureaucratique! « Comme ici, je n’ouvre jamais la bonne porte. Une autre, une autre et une autre. » murmurai-je en regagnant le camp.

Je racontai à Aimée ma rencontre avec l’officier Pierre Atchom. Elle m’encouragea à espérer en ne cessant de me répéter que l’importance était que nous soyons tous ensemble. «Nos enfants sont heureux Pascal parce que noussommes auprès d’eux. Et je suis heureuse parce que toi et les enfants êtes auprès de moi. »

J’essayai de vivre un jour à la fois en me concentrant sur ma vie familiale et en ne tenant pas compte des commentaires caustiques des amis de l’administrateur quand ils me croisaient. J’évitais d’aller dans cette partie du camp où la majorité des délateurs s’y trouvaient. Parfois je m’interrogeais s’ils n’avaient pas eu comme commande de m’importuner sans arrêt pour que ma vie devienne si insupportable que je finisse par demander mon transfert dans un autre camp.

Un jour, je remarquai que deux des délateurs me suivaient ostensiblement en répétant les mêmes gestes que je faisais. Je tournai les talons, pressai le pas et revint à la maisonnette. Je me suis vu confiné à la maison comme Aimée quelques années plus tôt.

« Ce n’est pas une vie cela, Aimée. Fuir d’un pays à un autre, d’une ville à une autre et maintenant d’un camp à… Ce n’est pas une vie cela, Aimée. » Astrid, qui était près de moi, me regarda de ses grands yeux. Je détournai la tête en pensant à ma mère qui ne souhaitait pas qu’on vive plus tard dans la pauvreté comme elle. Mes enfants seront-ils obligés de fuir d’un pays à l’autre sans trouver le repos, comme leur père? « Pourquoi tu es triste, papa? » me demanda-t-elle de sa petite voix. Je me retournai vers elle qui me sourit aussitôt. Aimée avait raison. L’endroit avait peu d’importance par rapport à l’amour. « Papa n’est pas triste, Astrid, papa est juste un peu fatigué. Ça va passer. »

Je m’accrochai à l’optimisme de l’officier du Service de protection des réfugiés et, quitte à amplifier ma déception si la réponse du Canada s’avérait négative, je décidai d’en savoir un peu plus sur ce pays nordique.

« Le Prix Nobel de la Paix 1957 a été décerné au diplomate Lester B. Pearson pour son apport dans le dénouement de la crise du canal de Suez. » Je lis avec curiosité les informations sur ce diplomate qui devint premier ministre du Canada. « Il joua un rôle important dans la création des Nations-Unies et de l’OTAN et dans la création de la Force du maintien de la paix des Nations-Unies, communément appelée les Casques bleus. » Plus je lisais sur lui et plus je me découvrais des affinités avec le Canada tant il avait promu des valeurs de paix, de justice et d’équité. « Premier ministre du Canada de 1963 à 1967, il adopta le nouveau drapeau, l’universalité des soins de santé, le régime de pensions du Canada, le programme canadien de prêts aux étudiants. Il instaura la semaine de 40 heures et deux semaines de vacances en plus de proclamer le bilinguisme officiel (français, anglais) comme langues officielles. »

Je poursuivis ma lecture qui me transporta de joie : « Lester B Pearson institua, ce qui est peut-être le premier système d’immigration au monde sans considération de la race, mettant au rancart les anciens systèmes qui faisaient de la discrimination pour certains peuples. Son système, fondé sur un système de points, encouragea la venue d’immigrants au Canada, et un système similaire est toujours en place aujourd’hui. »

Les larmes me montèrent aux yeux. Je n’étais plus seul. Quelque part au bout du monde, un pays accueillait tous les peuples de la terre, quelque part au bout du monde se trouvait la nouvelle arche de Noé.

Pendant cette attente qui me parut interminable, je lus sur cette terre d’accueil tout ce qui me tombait sur la main. Aimée et moi ignorions dans quelle ville nous atterririons, mais avions déjà décidé du lieu de nos futures racines : le Québec. Était-ce la spécificité culturelle ou l’affirmation assurée de ce peuple qui se dit différent des autres Canadiens qui a fait que nous ayons choisi de nous y implanter?

Trois mois plus tard, je reçus un appel téléphonique de madame Jenny Nteziryayo du Haut-Commissariat pour les réfugiés m’informant que le lendemain vers 9 heures une voiture du HCR viendra me chercher avec ma famille pour m’amener au Consulat du Canada à Bujumbura en vue d’une entrevue d’éligibilité comme réfugié au Canada.

Comme madame Jenny nous avait demandé de la discrétion quand nous quitterions le camp le lendemain, toute la famille attendait fébrilement dans la maisonnette l’arrivée de la voiture.

On cogna à la porte. « Monsieur Mukamba, vous êtes prêt? » me demanda le chauffeur du minibus. Rapidement nous montâmes dans le véhicule qui partit aussitôt.

Le trajet dura 2 heures. Nous arrivâmes dans la cour du Consulat. Le chauffeur nous demanda de descendre etd’attendre les consignes. Nous le vîmes quitter la cour.

Quelques minutes plus tard, une voiture du HCR s’immobilisa près de notre petit groupe. Une femme en des-cendit, vérifia nos noms et nos photos d’identité. « Soyez patients, car l’agente qui va vous interviewer, son avion est en retard de quelques minutes, mais en attendant, je vous ai apporté quelque chose pour vous restaurer. » nous annonça-telle en regardant les enfants.

Une fois rassurée de l’arrivée de l’agente d’Immigration Canada, elle nous laissa en nous souhaitant bonne chance.

Quelques instants plus tard, un agent de sécurité du Consulat s’approcha de nous et, après vérifications de nos identités, nous conduisit dans la salle de l’entrevue. « Bonjour à vous tous, si vous voulez bien prendre place là-bas. » nous demanda une employée en se dirigeant vers son bureau.

Nerveusement, je regardais Aimée comme pour nous encourager mutuellement. Elle me sourit, ce qui me conforta.

« Bonjour de nouveau. Je suis une agente d’Immigration Canada. Je m’excuse du retard qui est involontaire, comme ma consœur vous a informés. Mon objectif est d’évaluer votre dossier. Celui-ci nous a été envoyé par le HCR. Ma tâche est de vérifier si vous répondez à tous les critères d’admissibilité. »

Elle nous demanda de nous présenter chacun à notre tour puis appela son adjoint qui nous mesura à tour de rôle puis nous prit individuellement en photo. Une fois cela fait, nous regagnâmes nos sièges pour l’entrevue.

« Monsieur Mukamba, pourquoi avez-vous fui la République démocratique du Congo? » me demanda-t-elle d’une voix posée. Je lui racontai mon parcours d’activiste des droits de l’Homme. « Mais pourquoi ne voulez-vous pas rester au Burundi, monsieur Mukamba? »

Je lui rendis son sourire en répondant : « Les dictateurs sont comme des fourmis qui marchent dans la même direction pour mieux se protéger mutuellement. » Elle rétorqua aussitôt : « Pourquoi les traitez-vous de « fourmis » monsieur Mukamba? » Du tac au tac, je lui annonçai : « Parce qu’ils piquent comme des fourmis, madame. » « Avez-vous déjà été piqué au Burundi, monsieur Mukamba? » Je décidai de délaisser la métaphore pour lui expliquer dans les détails mes problèmes d’insécurité physique dans ce pays.

Après une demi-heure, elle me posa une dernière question en me montrant la carte du Canada sur le mur. « Si le Canada accepte votre demande, aimeriez-vous vivre du côté francophone ou anglophone, car vous savez sûrement qu’au Canada, il y a la province de Québec qui est francophone tandis que le reste du pays est anglophone? Peu importe votre choix, vous serez accueillis des deux côtés les bras ouverts. » Je jetai un œil à Aimée en pensant à l’ironie de l’histoire où pendant des années toute terre d’accueil nous était refusée, alors que maintenant nous avions l’embarras du choix. « Ne conversonsnous pas en français, madame? » Elle me sourit de nouveau avant de me préciser que nous devrons passer un examen médical avec des médecins canadiens. « On vous contactera à ce sujet. »

C’est alors qu’elle me remit des documents à signer sur lesquels je m’engageais, si ma demande était acceptée, àrembourser les frais de transport. Je signais les quatre pages de même qu’Aimée et elle.

Nous nous levâmes. «Bienvenue au Canada et bonne chance pour la suite. » nous dit-elle tout sourire en nous donnant la main.

En descendant l’escalier pour quitter le Consulat, Aimée et moi étions assurés d’être acceptés en nous rappelant ce« Bienvenue au Canada » que l’agente nous avait souhaité avec cœur d’autant plus que, arrivés dans la cour, nous parlâmes avec d’autres réfugiés qui nous annoncèrent que leur demande avait été refusée.

Le chauffeur du minibus nous attendait pour nous reconduire à l’hôtel Mimoza où nous passerons la nuit avant derepartir pour le camp de Gasorwe.

De retour au camp, nous retrouvâmes notre quotidien en évitant de laisser paraître notre joie. Assister à la pratique de mon équipe de soccer, visiter les animateurs dont j’étais responsable et aider Aimée dans les tâches ménagères sans oublier les appels téléphoniques à Pierre Atchom où je m’informais de l’évolution de mon dossier.

Quelle ne fut pas ma joie quand je reçus quelques jours plus tard des nouvelles de Pierre Atchom alors que j’assistais à un match de soccer au terrain du camp. « Pascal, Pascal, Pascal, je te demande une extrême confidentialité sur ce que je vais te dire. Pas un mot à personne. Tu as bien compris : pas un mot. » Je lui promis mon silence absolu. « J’ai une très bonne nouvelle à t’annoncer. » Je sentis mon cœur cogner. Je me levai et quittai le groupe des spectateurs. « Ta demande a été acceptée par Immigration Canada à la condition que tu réussisses ton examen médical de même que ta famille. Es-tu content? » Je courus en lui répondant : « Très heureux, très heureux! » annoncer la nouvelle à Aimée qui à son tour sauta de joie.

Deux semaines plus tard, je reçus un appel du Service de la protection du HCR m’avisant que le lendemain, à n’importe quelle heure dans la journée, un responsable de l’Organisation internationale pour les migrations me contacterait afin d’aller passer chacun un examen médical.

Vers 15 heures, le lendemain, je reçus un téléphone du responsable me précisant que dimanche un minibus viendra me chercher moi et toute la famille pour se diriger vers Bujumbura où nous coucherons dans un hôtel surprotégé en vue de nos examens médicaux du lundi matin.

Ici encore, nous nous sommes sentis encadrés et respectés par le personnel médical canadien qui était aux petits soins avec nous. Dans l’après-midi, la médecin en chef nous convoqua tel que promis pour nous donner les résultats de nos tests. « Tous les tests que vous avez passés sont négatifs. Aucun de vous avez une maladie. Vous êtes tous en bonne santé. » Nous nous sommes enlacés de joie Aimée et les enfants. Pour la première fois dans ma vie, l’horizon entier était ouvert à tous les espoirs.

Le traitement du dossier n’a pas tardé, car un mois plus tard, j’avais la réponse du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada qui m’accordait l’asile politique.

« Il faut que j’avertisse ma mère, maintenant que nous sommes assurés de notre départ. Tu sais, Aimée, ce sont peutêtre les derniers jours que nous passons ici. Rien ne nous dit qu’on pourra y revenir. Rien ne m’assure que je reverrai ma mère, mes frères et mes sœurs. » L’image du prêtre félon surgit tout à coup, me faisant crisper le visage et serrer les dents.

Malgré notre grande fébrilité, Aimée et moi réussîmes à cacher notre joie en limitant nos sourires à notre entourage chez lequel comptaient peut-être des indicateurs et des délateurs de l’administrateur du camp. Seul Toyi, cet ami commun et sûr à nous deux, fut informé de notre départ imminent. « Je vous envie de quitter cette prison à ciel ouvert. »

Quelques jours plus tard, je téléphonai à ma mère. « C’est où le Canada? Est-ce que c’est loin d’ici? Seras-tu en sécurité là-bas? » Je tentai de la rassurer en lui disant que ce pays était la nouvelle arche de Noé, qu’elle n’avait aucunement à s’inquiéter. « Est-ce qu’on se reverra un jour, Pascal? Je t’en prie, dis-moi oui. » Malgré l’émotion qui m’étreignait, je fus incapable de lui répondre par l’affirmative, car moi-même je doutais de pouvoir revenir dans mon pays qui m’avait contraint à l’exil. Je raccrochai l’appareil en murmurant : « Je t’aimerai toujours maman. »


J’évitais de sortir de la maisonnette, car je savais que les hommes du gouvernement du Burundi, via les délateurs de l’administrateur du camp, m’attendaient au tournant d’une rue pour me bousculer.

Aimée et moi préparions nos derniers préparatifs, car une employée de l’Organisation internationale de l’immigration nous avait avertis que notre départ était imminent. Nous étions fiers de nos enfants qui avaient tenu parole en n’ébruitant pas notre voyage.

« Pascal, tu sais que tu ne peux pas apporter ta chaînette en ivoire au Canada. Rappelle-toi ce que l’employée de l’Organisation des IM, nous a dit : «Vous n’entrez aucun bijou de valeur au Canada.» Enlève-la de ton cou et mets-la avec les autres objets qu’on va donner à nos amis. » me suggéra Aimée.

« Demain matin à 6 heures en dehors du camp, cinq motos vous attendront au lycée communal de Gasorwe. Soyez très discrets. Évitez d’attirer la curiosité. On ne sait jamais. » me précisa une voix de femme au téléphone.

« Aimée, je vais quelques minutes chez Jean-Marc Kanta planifier avec lui notre départ de demain. » l’informai-je. Une fois chez mon ami, je lui demandai de venir chercher nos trois valises demain très tôt, à 5 heures et de les porter jusqu’au lycée communal où nous y serons autour de 6 heures. « Je serai chez toi à 5 heures pile. » me promit-il.

Le lendemain matin, tel que prévu, Jean-Marc était chez moi à l’heure dite et nous à 6 heures nous montions sur les motos pour nous rendre à la gare d’autobus en vue d’aller dans la capitale prendre notre avion.

Nerveux, je montai dans l’autobus, vérifiant si personne ne nous suivait. Le trajet dura 3 heures, me sembla une éternité tant je craignais un barrage routier ou une patrouille de l’armée nous arrêter.

Une fois arrivés à Bujumbura, une voiture de l’Organisation internationale de l’Immigration nous attendait. Nous filâmes jusqu’à notre hôtel protégé où on nous a remis les papiers pour notre embarquement. « Reposez-vous, car votre trajet jusqu’au Canada sera long. 18 heures en tout : 2 heures pour se rendre en Nairobi, 8 heures jusqu’à Bruxelles et 8 heures jusqu’à Montréal. Une précision importante : vous ne quittez pas votre hôtel sous aucun prétexte et vous ne recevez aucune visite sans autorisation. Vous avez tous compris? » nous demanda madame Alice d’une voix autoritaire.

Quelque peu déstabilisé par ces contraintes, je lui demandai : « Ma sœur vient du Congo pour me dire au revoir. Est-ce que je peux la voir ici dans l’hôtel? » Elle garda silence quelques secondes avant de me dire qu’elle pourra me rencontrer à la condition que le Service de sécurité de l’hôtel l’approuve. « Je vais avertir le Service de sécurité. »

Dès que je vis Marie-Claire entrer dans l’hôtel, je marchai vers elle. « Que je suis heureuse de te revoir, Pascal. » me confia-t-elle les larmes aux yeux. Nous nous dirigeâmes vers le salon réservé aux visiteurs. « Maman m’a demandé de te dire ceci : “ Pascal, là où tu vas, sera ton pays et les gens qui l’habitent seront ta nouvelle famille à la condition que tu te comportes comme je t’ai élevé. Je suis assurée que tu auras une très grande famille et surtout n’abandonne pas Dieu.” » Je baissai la tête comme pour cacher mon émotion, car c’était ma mère devant moi que je voyais. Je pleurai pendant de longues secondes en revisitant ma vie.

Je ne dormis pas de la nuit, trop agité et remué de quitter. À 10 heures, la voiture de l’OIM nous attendit devant l’hôtel pour nous reconduire à l’aéroport. Plusieurs questions jaillirent en moi. Le Service de renseignements à l’aéroport peut-il m’arrêter s’il a été mis au fait de mon rapport? Est-ce que les responsables de l’OIM nous laisseront seuls, une fois descendus de la voiture ou nous accompagneront jusqu’au tarmac? Est-ce je peux leur faire confiance totalement?

La voiture fila jusqu’à l’aéroport. Une fois arrivés, le chauffeur nous amena dans une salle où l’on vérifia nos documents et fouilla nos valises avant de nous conduire dans la salle d’attente avec les autres passagers.

« Les passagers du vol Air Bruxelles sont priés de monter à bord.» annonça la voix froide d’une préposée à l’embarquement. Nous nous regardâmes en souriant d’impatience tandis que les enfants, indifférents à note joie, jouaient entre eux.

Je pris le corridor menant à l’avion en tressaillant de bonheur, convaincu cette fois que je pouvais espérer à une vie meilleure. En entrant dans la cabine, je fermai les yeux un instant comme pour mieux entendre le rire des enfants et les paroles aimantes d’Aimée qui me précédaient.

Assis les uns près des autres, j’écoutai avec bonheur le ronronnement des moteurs s’amplifier puis sentis leur gron-dement quand l’aéronef roula sur la piste. Mon épouse me prit la main en me souriant avant de jeter un regard aux enfants, occupés à peser sur les boutons de leur siège.

L’escale en Belgique fut de courte durée et très vite nous nous sommes retrouvés dans l’avion qui décollait pour le Canada. Ce ne fut vraiment qu’une fois l’appareil dans le ciel que je sentis toute la tension accumulée depuis des mois, tomber comme une chape de plomb qui m’écrasait les épaules.

On nous servit un repas copieux que nous avalâmes avec appétit puis le silence gagna tout l’habitacle. Je fermai les yeux; très vite le sommeil m’absorba.

Je vis ma mère s’avancer vers moi. « Comporte-toi comme je t’ai élevé : dans l’amour, la confiance et le pardon. N’oublie jamais que tu es un enfant de Dieu. » L’image du prêtre méchant émergea de ma nuit, l’icône du traître de la Bible se fondit dans la sienne, une même figure traversant les siècles. Le geste de Judas a permis la rédemption. Sans lui, la nouvelle alliance n’aurait vu le jour. Sans ce prêtre félon, je n’aurais pas connu la nouvelle arche de Noé. Les desseins de Dieu… « Le pardon libère, car si vous ne pardonnez pas, vous restez prisonnier du passé. »

« Nous commençons notre descente. Regagnez votre siège et attachez votre ceinture.» entendis-je au loin. J’ouvris les yeux. «Tu semblais avoir un sommeil heureux et profond, car tu souriais.» susurra Aimée en me regardant. «En effet, j’ai dormi comme la nuit. »

J’avançai la tête vers le hublot. L’avion glissait dans un ciel bleu sans nuage sous un soleil éclatant. Le fleuve SaintLaurent s’étirait tout en bas, ses rives piquées de villes et de villages, ses champs et ses terres aux multiples couleurs. Je voyais du ciel mon nouveau pays, lumineux et immense.

L’avion tourna au-dessus de Montréal, peuplée de clochers aux mille flèches, île entourée d’eau et d’îles, traversée d’un damier de rues, sise sur montagne, une grande croix plantée.

L’Airbus approcha de la piste qu’il toucha avec douceur, y roula en décélérant. J’entendis une salve d’applaudissements résonner derrière nous. Aimée et moi nous nous regardâmes étonnés alors que les enfants applaudissaient en riant.

« Bienvenue au Canada.» murmura Aimée les yeux brillants. Je jetai un œil aux enfants qui parlaient à un passager. «À toi aussi, bienvenue au Canada. »

Je me levai de mon siège. « Je vous souhaite la bienvenue au Québec où il fait bon vivre. Vous avez d’adorables enfants. Bienvenue de nouveau au Québec. Très vite, vous serez chez vous chez nous. » m’assura le passager.


ÉPILOGUE

En tant que résidents permanents, nous avons été ravis de l’accueil qu’on nous a réservé, de l’entraide qu’on nous a donnée, de la considération qu’on nous a témoignée, de l’amour qu’on nous a manifesté.

Deux mois après mon arrivée, je faisais du bénévolat en soins spirituels dans les résidences pour les aînés, de l’accompagnement avec la Fondation québécoise du cancer et je servais d’interprète bénévole au Service d’aide aux Néo-Canadiens.

Un an plus tard, j’ai suivi une formation professionnelle en assistance pour les personnes à domicile, formation qui m’a amené à trouver du travail comme auxiliaire aux Services sociaux et de santé pour les personnes souffrant d’une déficience intellectuelle.

En ce qui concerne mon épouse, trois mois après son arrivée, elle s’est inscrite à des cours de francisation en même temps que mes enfants commençaient l’école.

Une seule ombre dans ce beau tableau. Comme je suis avocat, je croyais que mon diplôme de l’Université de Kisangani aurait suffi pour pratiquer au Québec. Quelle n’a pas été ma surprise de constater que le gouvernement ne reconnaissait pas mon diplôme du Congo. On m’a conseillé de reprendre toutes mes études ici, mais, pour ce faire, je devais attendre quatre ans avant de m’inscrire à une Faculté de droit. Après plusieurs rencontres avec les responsables du Centre d’orientation pour la recherche d’emploi, ils m’ont proposé, avec mon accord, de m’inscrire à la Faculté des sciences politiques en Relations internationales à l’Université de Sherbrooke.

Rapidement, Aimée et moi avons constaté qu’il n’y a aucune comparaison qui tiendrait entre la vie en République démocratique du Congo et la vie au Canada. La sécurité ici est totale tandis que dans mon pays d’origine, il n’en est rien. La tolérance mutuelle est une valeur importante au Canada alors qu’au Congo elle est totalement absente; là-bas, l’on privilégie la haine, la vengeance et la criminalité.

La justice joue pleinement son rôle au Canada, car tous les citoyens ont les mêmes droits et devoirs devant elle tandis qu’au Congo la justice est synonyme de corruption, de collusion et de malversation. Comme je l’ai écrit précédemment, quelqu’un qui est riche peut tout acheter : diplôme, policiers, juges, alors que le pauvre ne peut rien, car il est considéré comme un citoyen de seconde zone.

Je ne saurais trop remercier le Gouvernement canadien pour son hospitalité, sa générosité, son inclusion à nous intégrer à sa population, mais surtout, surtout de m’avoir sauvé la vie, car j’étais devenu un apatride pour avoir défendu la justice.

Merci aussi aux Québécois de leur accueil, de leur convivialité, de leur générosité, de leur ouverture face aux immigrants et en particulier face à ma famille.

On entend parfois dire que nous, immigrants, sommes des voleurs d’emplois ou des parasites qui refusent de travailler.

Or, il n’en est rien, car nous apportons à la société une différence enrichissante, une vision autre en parlant à nos sœurs et frères canadiens de tous ces peuples qui vivent dans la misère, dans la pauvreté, dans les violences de toutes sortes et sous des dictatures où tout droit humain est banni. Nous faisons en quelque sorte œuvre pédagogique, œuvre humanitaire.

Nous prions le Gouvernement canadien de poursuivre sa mission de sauver des vies humaines là où elles sont menacées, bafouées, et son peuple de demeurer toujours aussi accueillant, généreux et pacifique. Vous êtes la nouvelle arche.

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